Le gratin du Voralberg autrichien s'était donné rendez-vous mercredi soir à la Festspielhaus (la maison du festival) de Bregenz pour assister à la création mondiale de l'opéra Solaris de Detlev Glanert, une oeuvre que les organisateurs du célèbre festival d'opéra avaient commandée à l'un des meilleurs compositeurs allemands contemporains.
Si la scène sur le lac a plutôt vocation à populariser l'art de l'opéra et à attirer les masses de vacanciers par des mises en scène nécessairement spectaculaires, ce n'est pas le seul objectif de l'actuel directeur général du festival, David Poutney, qui s'est lancé dans la commande et la coproduction de Solaris, une oeuvre exigeante et à l'abord musical plus difficile, et qui explore en profondeur la thématique du rapport à l'autre, particulièrement dans le domaine amoureux, sur fond de découvertes scientifiques et de voyages intergalactiques.
Si cet opéra porte à la scène un roman de science-fiction, cela ne le fait pas pour autant entrer dans un genre particulier, et nécessairement récent, qui serait celui des opéras de science-fiction. Les éléments constitutifs du genre sont cependant bien présents: le roman se passe dans le futur, la science permet le voyage et la colonisation intergalactiques, des phénomènes extraterrestres se manifestent, etc. Mais ces éléments ne servent que de faire-valoir à des questionnements qui relèvent de la psychologie des profondeurs et de la philosophie. La station orbitale forme un milieu clos, d'enfermement, dans lequel les forces destructrices qui émanent de la planète Solaris matérialisent l'inconscient des protagonistes au point que les formes-pensées prennent corps au point de constituer des personnages qui semblent réels, avec lesquels les voyageurs stellaires entrent en relation. La station orbitale et le champ magnétique de Solaris exacerbent ce que nous sommes jusqu'à l'hystérie et à la folie suicidaire. La question n'est pas tant celle de la science-fiction, -nos pensées peuvent-elles se matérialiser et devenir des êtres humains avec lesquels nous pouvons interagir?-, mais celle du rapport que nous entretenons à autrui, spécialement dans les relations les plus intimes, amoureuses ou familiales. Sommes-nous capables de relations véritables ou utilisons-nous les autres comme des champs de projection de notre ego? Et ce que nous appelons l'amour est-il autre chose que l'amour projeté de soi sur un autre être? On peut aisément relever des similitudes entre Solaris et le Huis clos de Jean-Paul Sartre: l'enfermement dans un espace défini, l'impossibilité de changer ce que l'on est, du moins pour les formes-pensées qui se matérialisent au point de ressembler à des humains.
Les conditions de l'enfermement et du danger, et l'exacerbation que ces conditions de vie entraînent, l'hystérie dans les rapports humains et la folie, tout cela convient particulièrement bien à l'écriture musicale de Glanert qui s'entend à explorer les possibilités de la voix humaine. Une voix humaine que Glanert place avant toute chose et qu'il explore avec fascination. Glanert tient en haute estime la formation classique du travail sur la voix, il a une idée précise du type de voix qui convient à chacun de ses protagonistes et entend que les chanteurs s'engagent corps et âme dans leur travail. Dans Solaris, les personnages sont hypertendus face aux hallucinations qui les confrontent et les placent dans une position d'impossibilité de communication, et le chant doit exprimer à l'hyperbole une tension dramatique quasi constante. L'orchestration s'attache aussi à rendre de la subtilité des interactions entre l'océan de Solaris et les cerveaux des voyageurs intergalactiques: Glanert utilise un chatoiement de couleurs musicales qui rend perceptible la manipulation des pensées des protagonistes par l'Océan. Glanert a aussi décidé de donner une voix propre à l'océan de Solaris, et cette voix est rendue par le choeur par quarante, constamment en voix off, une voix qui restera énigmatique, la voix d'un océan que les savants à bord du vaisseau spatial finiront par vaincre, mais au prix de la perte de leurs propres repères. La musique de Detlev Glanert rend parfaitement compte de la psychologie profonde d'être déchirés dans leur identité et qui ont perdu leurs marques. Cela rend l'interprétation de l'oeuvre difficile. Par bonheur, la distribution de cette création mondiale a rencontré les exigences du compositeur: le baryton Dietrich Henschel est convaincant dans le rôle principal du psychologue, avec une prestation nuancée dans laquelle le chant suit les pensées et les émotions du personnage, le ténor bouffe de Martin Koch dans le rôle du savant Snaut est remarquable, Marie Arnet, qui tient le rôle de Harey, la jeune femme suicidée de Kelvin, est aussi bonne actrice que chanteuse, avec un rien de tension dans les aigus, peut-être due au stress de la première. La direction d'ochestre, rien moins que le Wiener symphoniker, de Markus Stenz, est magistrale: depuis les pianissimos de l'ouverture, variations minimales sur quatre notes, depuis l'expression sonore du monde intersidéral jusqu'aux grincements et aux explosions de l'hystérie ou de la folie, Stenz rend aisé l'aventure d'une musique d'avant-garde qui, malgré son inscription dans la tradition, d'un Mahler par exemple, reste d'un accès difficile pour la plupart des spectateurs.
La mise en scène et le livret s'abordent difficilement sans références, une connaissance préalable de l'argument s'impose pour le moins. L'opéra s'inscrit par là dans un continuum culturel par rapport au roman. Ceci dit, et ce n'est peut-être pas un mal pour la création d'un nouvel opéra, la mise en scène est linéaire, elle suit le livret à la lettre et les décors sont attendus. Toute l'action se passe dans un vaisseau spatial au design traditionnel: un vaisseau circulaire avec de grands hublots, le décor se modifie par des éléments ajoutés ou retranchés au gré des scènes, les jeux de lumière dramatisent les émotions exprimées. L'action de l'océan qui hallucine les occupants du vaisseau. De fort beaux jeux de vidéo viennent iriser les parois du vaisseau pour signaler l'action de l'océan de Solaris sur les voyageurs de l'espace. La représentation du personnage de la négresse nue est particulièrement réussi: d'énormes prothèses la transforment en une femme aux formes hottentotes qui rappelle aussi les déesses du paléolithique. La dernière scène est des plus poétiques, et sinistre à la fois: Kelvin attire à soi le globe d'une lampe suspendue au plafond et s'entoure le cou du fil électrique, avec lequel il se pend, ou se suspend, l'interprétation reste ouverte, et finit par s'élever au milieu d'étoiles dans une image à la Folon. Il espère sans doute rejoindre sa femme qu'il n'a cessé d'aimer, et que l'océan de Solaris a rematérialisée pour lui. Il n'y a pas d'amour heureux. Kelvin, ce sont ses dernières paroles, reste sans espoir, mais dans l'attente, il ne sait pas, il croit que le temps des miracles cruels n'est pas encore terminé.
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Prochaines représentations:
à Bregenz, au Festspielhaus, les 22 et 25 juillet 2012
à Berlin, au Komische Oper, les 19 mai et 25 mai, les 11, 22 et 29 juin 2013