Poésie du samedi, 51 (nouvelle série)
J’ai toujours trouvé un peu ballot cette habitude de percher des grenades sur d’étroites étagères posées sur des colonnes à l’entrée de certaines maisons. S’agit-il de les exposer pour qu’elles mûrissent mieux ou bien de les dérober à la vue de quelque gourmand ? Là-haut, elles ne sont plus sur l’arbre, mais déjà cueillies et comme offertes à plus grand que nous ... Sont-elles donc là pour qu’on les voie ou pas ? pour qu’on les oublie ou qu’on y pense ?
Pour dégoupiller le mystère, il faut sans doute la grande finesse du poète D.H. Lawrence, plus connu comme auteur de L’amant de Lady Chatterley. Capable de saisir les grenades – Pomegranate alias Punica granatum – encore sur l’arbre, il en pénètre le fruit matriciel et nous ouvre des horizons insoupçonnés… Prière de ne pas oublier surtout que cette grenade est aussi appelée « pomme d’amour » ! C’est pendant son périple en Italie dans les années vingt que Lawrence a rencontré plein de grenadiers. Mais c’est bien à Syracuse la grecque qu’il veut voir les premières inflorescences, lieu de belles rondeurs, lieu de culte à Aphrodite callipyge ou calligloutos…
GRENADE
Tu me dis que j’ai tort.
Qui es-tu, qui au monde peut me dire que j’ai tort ?
Je n’ai pas tort.
A Syracuse, rocher dénudé par le vice des femmes grecques,
Tu as oublié, c’est clair, les grenadiers en fleur
Si rouges, si nombreux.
Mais à Venise,
Détestable, verte, gluante cité
Où les doges étaient vieux, avaient des yeux séniles,
Dans le feuillage touffu du jardin intérieur
Les grenades, comme de pierre vert vif,
Barbelées, barbelées, à la couronne
Cette couronne de métal vert aigu
Mais qui pousse – incroyable !
Maintenant en Toscane,
Des grenades pour se réchauffer les mains
Et ces couronnes, royales, généreuses, penchées
Sur le sourcil gauche.
Et si tu oses, la fente !
Vas-tu me dire que tu n’as pas à voir de fente ?
Préfères-tu regarder du côté uni ?
Néanmoins les soleils couchants sont ouverts,
La fin craque et s’ouvre avec le commencement :
C’est rosé, tendre, luisant dans la fente.
Vas-tu me dire qu’il ne faut pas de fente ?
Pas de ces gouttes luisantes, denses, d’aurore ?
Me dire que c’est mal , la peau voilée d’or, le tégument qui se montre éclaté ?
Pour ma part je préfère que mon cœur se brise,
C’est si beau, cette aurore de kaléidoscope dans la fente.
David Herbert Lawrence (Eastwood, 1885 – Vence 1930), Oiseaux, bêtes et fleurs (1923) in Poèmes, traduction de J-J Mayoux, Aubier 1976
Les belles rondeurs de l’évidente grenade, parvenue à pleine maturité au point d’en éclater, ne sauraient donc perdurer en tant que telles, et même nues, elles ne nous offrent jamais que le voile de l’apparence. Et le Cantique des Cantiques aura beau dire que «Tes joues sont comme une moitié de grenade, sans ce qui est caché au-dedans », pourquoi occulter ou ignorer le contenu du fruit et ses saveurs ? Il faut donc oser la fente pour pénétrer la chose en soi ! Pour atteindre cette forme ultime de beauté, cette aurore de kaléidoscope dans la fente…
Chez DH Lawrence, la grenade prend naturellement et fort classiquement une dimension matricielle, concentré d’énergie qu’il suffirait de tenir dans ses mains pour se réchauffer. Ainsi, elle pourrait s’envisager comme palpable petite lune, facile à décrocher et comme elle symbole d’un gigantesque et effrayant processus créateur à l’œuvre. Notre dimension entre ciel et terre nous situerait alors au cœur d’une grande nuit bivalve, cherchant à tâtons signes et signatures d’un possible auteur… Et nous sommes ainsi parties prenantes, bien plus que simples spectateurs, d’un singulier lever de lune dont voici le début…
Lever de lune rouge
Le train court par la plaine à rythme plus égal,
Si égal que sa pulsation semble un silence. Ciel et terre unis sans fracture
Ne font qu’une étreinte de nuit tout autour. Écrasé entre eux, tout l’éparpillement,
L’alphabet dispersé d’arbres, maisons, coteaux, refermé, nous n’avons plus l’usage
Du livre ouvert du paysage ; la couverture d’ombre est close
Sur les pages imagées, et le ciel et la terre et tout ce qui est entre ne font qu’un.
Et nous écrasés entre ces couvertures, nous fermons les yeux, nous disons « Chut ! »
« Et nous, écrasés sous ces couvertures, nous fermons les yeux, nous disons « Chut ! » nous essayons
D’échapper dans le sommeil à la terreur de cette grande nuit bivalve, et nous gisons
En boule , comme des perles, pour dormir. Alors d’entre les lèvres closes de l’ombre, rouge,
Comme d’une matrice, surgit la lente lune, comme si les murs jumelés de la nuit avaient saigné
En un spasme nocturne d’enfantement nouveau, nous donnant ce nouveau levé de lune rouge
Posé tout rouge sur les genoux de la nuit, et qui nous fait voiler nos yeux. (…)