Un texte écrit dans le cadre de l’atelier mot à mot animé par Joelle Guillais, un texte écrit spécialement pour toutes les amatrices et tous les amateurs de clichés sur l’Italie.
Elle avait des fesses en forme de paradis et le cœur irrigué par l’enfer. Me souvenir est plus difficile que vivre. Elle avait cet appétit pour le sexe vite fait mal fait qui encore aujourd’hui me fait bander plus que ma queue ne peut le supporter. Ma queue toute une histoire, une sérénade napolitaine qui vit le jour en 1970, année de ma naissance. L’Italie vibrait alors sous les bombes des brigades rouges tandis que Maria ma mère accouchait péniblement entourée de toute la sainte famille. Les bigotes me posèrent un crucifix sur le front dès mon premier vagissement éloignant ainsi les tentatives futures du diable.
On me baptisa Eros. Je passai mon enfance à jouer avec les torchons suspendus, à voler des vespas rouges et à soulever les jupes des filles que les seventies avaient sérieusement raccourcies. Le parfait mâle italien nourri aux lasagnes et aux cris d’amour des femmes. Elles me pardonnaient tout : mes jurons, mes blousons de cuir, mes premières cuites, jusqu’aux filles que je culbutais sous les porches à grands de coups reins pour les laisser choir agonisantes de jouissance. Les femmes m’adoraient, un seul de mes regards sur l’échancrure de leurs chemisiers et elles oubliaient la sainte vierge ou mieux encore leur chasteté. J’étais le roi du quartier, battant le pavé napolitain chaussé de mocassins en peau souple, le cigarillo et les promesses suspendus au bord des lèvres. Je n’aimais personne, ma vocation : la séduction. Aussi, ne fis-je pas attention à Lena quand mes pupilles toujours en alerte croisèrent ses chevilles. Les chevilles de Lena dont l’ossature fine crissait sous mes doigts. Me souvenir est plus difficile que vivre.
Lena n’était pas la plus jolie du quartier. Tout juste une petite Ragazza de la classe moyenne italienne. Des cheveux ni bruns, ni blonds, disons châtains, des yeux vaguement noisettes qui ne fixaient jamais franchement. C’est ça qui commença par me rendre fou, ce putain de regard par en dessous qu’elle me concédait alors que je ne lui demandais rien. Je me mis à suer des pieds tandis que mes mots habituellement bien rodés devinrent une bouillie d’alcoolique. Lena ne portait jamais de soutien-gorge, ses petits seins arrogants se balançaient sous ses blouses fleuries et ses espadrilles rouges la faisaient courir plus vite que toutes les jolies mômes du quartier.
Je perdis mes moyens et pas que les financiers. Je dérobai des médailles de la madone, volai une Alfa Romeo décapotable et partis tout près de la Baie de Capri avec Lena, suspendue à ma queue. Nous fîmes l’amour en buvant du Chianti. Elle aimait la brutalité, le désir instantané et les mots obscènes comme une fille mal élevée. Après l’amour elle se retournait et riait. J’avais envie de la frapper mais je n’osais pas. Alors, je serrais entre mes gros doigts ses chevilles délicates parfumées au sel de mer.
Nous ne nous aimions pas, nous nous dévorions. Nous ne parlions jamais. Parfois, elle hurlait. Elle hurlait la haine de ce pays, la corruption, les mecs machos et les filles mal mariées. D’autres fois, elle faisait semblant de se noyer me plongeant alors dans une peur irrationnelle. A mon tour je hurlais son prénom : Lena, Lena. Telle une sirène, elle revenait vers son pauvre marin qui penaud abandonnait ses filets pour la repêcher.
Le sang du mal coulait dans ses reins, un sang bien plus rouge et chaud que le chianti dont nous nous abreuvions goulûment. Ivres de soleil, nos peaux brunies s’unissaient avec la volupté propre à ceux qui mendient les brûlures. Elle ne partit pas, elle s’envola. J’eus beau sonner à sa porte, mettre des cierges à l’autel des disparus, Lena s’envola vers je ne sais quel ciel d’orage, vierge de toute rédemption.
Ce matin-là, ce matin où elle disparut, nous étions en 1990, très exactement le 16 juin 1990. Je venais d’avoir 20 ans et j’avais une gole d’enfer. Aujourd’hui encore, me souvenir est plus difficile que vivre.