Des légions de bureaucrates bornés étouffent l’économie indienne. Tant que ceux-ci continueront à mettre des bâtons dans les roues des entrepreneurs, il y a peu de chance que l’Inde puisse défier l’Occident.
Par Shikha Dalmia, depuis Londres, Royaume Uni.
L’obscurité s’étend sur Londres : on redoute la fin des jours de gloire de l’Europe. Les excès des banques privées et les dettes du secteur public sont sur le point de faire sombrer le vieux continent (et l’Amérique) pour plusieurs générations. Les seules étoiles montantes dans le firmament international semblent être la Chine et l’Inde. Leurs jeunes économies sont au point mort cette année, mais on prévoit qu’elles sauront apprendre des erreurs occidentales, redresser la barre et reprendre le flambeau de l’hégémonie mondiale.
Malgré leurs nombreux problèmes, les puissances occidentales (l’Amérique, le Canada, l’Angleterre, l’Allemagne et les autres) ont des institutions qui fonctionnent comme des droits de propriété bien définis, des tribunaux efficaces pour faire respecter les contrats et des infrastructures modernes pour optimiser la productivité des citoyens. Par opposition, l’horrible bureaucratie indienne écrase systématiquement les citoyens, détruisant leurs initiatives souvent sans aucune raison apparente autre que le plaisir sadique du pouvoir.
En voici un exemple que j’ai récemment vécu : j’étais à New Delhi avec mon mari et mon fils, et nous voulions faire un court voyage en Malaisie avec nos cousins. Suite aux attaques de Mumbai de 2008, les ressortissants étrangers (c’est le cas de ma famille) qui souhaitent quitter puis regagner le territoire dans un délai de 90 jours doivent obtenir une autorisation spéciale.
Nous nous sommes donc retrouvés un jour à 8h du matin, armés de nos tickets pour la Malaisie, réservations d’hôtel et autres documents listés dans le site gouvernemental, à l’Office Régionale des Étrangers. À la sortie de la file d’attente, un des cinq babus moustachus nous a informés que nous étions au mauvais endroit. D’abord, nous devions avoir la permission du ministère de l’intérieur. Ensuite, ils pourraient l’entrer sur nos passeports.
Nous avons donc traversé la ville en direction du ministère où, après fouille et interrogatoire, nous avons été dirigés vers un espace de 5 mètres sur 10 où s’entassait une centaine d'autres suppliants. Une odeur d’urine se dégageait d’un lavabo déglingué. À une extrémité se trouvait une secrétaire, à l’autre trois nouveaux babus. Le feu vert de la secrétaire étant nécessaire pour accéder aux babus, nous avons pris un numéro pour la voir : 85. À ce moment précis, elle traitait le numéro 12. Deux heures plus tard, elle nous riait au nez : « Dossier incomplet. Apportez des photocopies de vos visas, passeports et billets de retour vers les États-Unis avant de voir les babus ou vous devrez revenir un autre jour. »
Nous avons donc couru dans tous les sens, et tout était prêt (de justesse) avant notre convocation. Hélas, un autre problème se posa : la Malaisie n’a pas de frontière commune avec l’Inde et ne fait par conséquent pas partie des pays à partir desquels le retour est permis. Nous allions devoir annuler notre voyage, d’après le babus, à moins de parvenir à convaincre son supérieur, appelons-le M. Singh, de nous accorder une permission spéciale.
Étourdis de soulagement, nous avons fait le trajet inverse en espérant une conclusion rapide. Nouvelle erreur. Nous devions présenter à nouveau toute la paperasserie que le babus du ministère nous avait confisquée ou l’office refusait de tamponner le passeport. Après une nouvelle frénésie bureaucratique, notre dossier était à nouveau complet 15 minutes avant la fermeture à 18h. Complet, à l’exception de la facture d’électricité de notre adresse permanente à New Delhi, dont ils avaient oublié de nous dire qu’elle était nécessaire.
J’étais au bord de l’hystérie. Mais j’ai eu assez de présence d’esprit pour jouer ma dernière carte : j’ai menacé de faire un rapport à M. Singh, dont j’ai prétendu qu’il était un ami de la famille. Le bluff a marché, et après quelques renâclements pour sauver la face, ils ont apposé leur tampon de mauvaise grâce.
En d’autres termes, une affaire de routine qui n’aurait pas dû prendre plus de 10 minutes a dévoré 30 heures de nos vies. Et pourtant, selon les normes indiennes, c'est un dénouement heureux. Des histoires encore plus kafkaïesques se déroulent en permanence partout sur le territoire. Nous avions suffisamment de temps, de ressources et de jugeote à accorder à cette affaire qui n’était d’ailleurs pas pour nous d’une importance vitale. Mais qu’en est-il par exemple, du pauvre conducteur de pousse-pousse qui a besoin d’un permis pour gagner son maigre revenu ? Ou du fermier qui a besoin d’un titre de propriété pour ses terres (démarche qui peut prendre 240 à 400 jours dans certaines parties du pays) ?
Les bureaucraties occidentales ne sont pas assez efficaces, mais elles arrivent quand même à mener à bien leurs tâches. La bureaucratie indienne est pire de plusieurs ordres de grandeurs et n’arrive à rien (sauf si on compte le harcèlement parmi ses objectifs), ce qui explique pourquoi elle est considérée comme la pire en Asie. Tous les classements mondiaux, sans exception, classent l’Inde dans les pays les plus hostiles au business. La banque mondiale place virtuellement l’Inde en dernière position parmi 183 pays pour la possibilité de faire respecter les contrats.
Tout cela grâce aux immenses pouvoirs discrétionnaires que les règlements indiens offrent aux bureaucrates. Tant que ça ne changera pas, la peur que l’Occident perde sa place au soleil est prématurée, c’est le moins que l’on puisse dire.
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Article original titré Why India Can't Catch Up With the West, publié le 17.07.2012 sur reason.com.
Reproduit avec l'aimable autorisation du site. Traduction : Lancelot/Contrepoints.