Un collectif de médecins suisses, les médecins en faveur de l'environnement (MfE), appelle à une réduction des valeurs limites pour les ondes issues de communication sans fil, estimant qu'il est urgent d'imposer le principe de précaution pour la téléphonie mobile, le wifi, les lignes à haute tension, etc. Lucide prévoyance ou acte de militantisme ?
Par Wackes Seppi.
Publié en collaboration avec le site Imposteurs.
Grâce à Actu-environnement, un site de bonne facture distillant des informations souvent brutes de décoffrage, nous avons appris que les « Médecins en faveur de l'environnement (MfE) » suisses appelaient à une réduction des valeurs limites pour les ondes issues de la communication sans fil. Revendiquant une « stricte application du principe de précaution », c'est une réduction des normes d'un facteur... dix qui est préconisée dans un courrier adressé le 16 mars 2012 au Conseil fédéral (gouvernement), à l'Assemblée fédérale et au Conseil des États suisses [1].
Ce courrier a suivi de peu une « interpellation » (question au Conseil fédéral) sur les « réseaux électriques intelligents et risques liés au rayonnement » déposée par une bonne douzaine de parlementaires verts et socialistes.
Les deux textes se réfèrent – évidemment – au classement des champs électromagnétiques de radiofréquences en « peut-être cancérogènes pour l’homme (Groupe 2B) » par le Centre international de Recherche sur le Cancer (CIRC), qui dépend de l’OMS ; c'était en mai 2011, à vrai dire à l'issue de débats qui ne se sont pas déroulés dans une ambiance sereine [2]. Mais ce classement n'est pas vraiment persuasif (même s'il suffit souvent aux activistes pour alimenter leur agitprop), et il s'agit d'impressionner plutôt que de convaincre par des arguments objectifs ; les deux textes ajoutent donc qu'il est : « identique à celui induit par le DDT, un insecticide aujourd'hui interdit ».
Ces braves gens auraient pu ajouter d'autres exemples de substances possiblement cancérigènes comme... l'essence, les gaz d'échappement, les pilules à base de progestérone, ou encore le café et le safrole que l'on trouve dans des épices telles que la cannelle, la noix de muscade et le poivre noir [3].
Mais c'est surtout l'affirmation suivante qui a retenu notre attention dans le communiqué de presse des Médecins en faveur de l'environnement :
Et l'Université de Zurich établit en 2012 une prévalence dix fois plus élevée de la cécité de naissance (cataracte) des veaux pendant la durée d'exploitation d'une antenne relais installée sur une étable.
C'est que cette association qui compte environ 2000 membres selon le portrait qu'elle se donne en partant de la page d'accueil de son site (mais 1500 médecins selon la note en bas de page du communiqué de presse) :
[Se mêle] de ce qui [la] regarde. À partir de données scientifiques, nous élaborons des informations pour les collègues, les autorités et la population dans le but de les rendre attentifs aux démarches politiques nécessaires. Par des actions et un travail médiatique nous attirons l’attention sur les dommages causés à la santé par la pollution de l’environnement.
Cette affaire de cataractes bovines dans la ferme du Rütlihof, de M. Hans Sturzenegger, à Reutlingen (Winterthour) permet en effet de tester la crédibilité de cette association – à l'évidence de militants qui ont pour caractéristique subsidiaire d'être en majorité des médecins – et in fine, la crédibilité et le courage politiques des autorités gouvernementales suisses.
Le seul cas récent répertorié sur la toile de lien allégué entre l'installation d'une antenne-relais et la survenue de cataractes chez des veaux en Suisse est celui de la ferme précitée. Un document détaillé a été mis en ligne.
Le graphique de la diapo 2 reproduit ci-dessus semble explicite : les cas de cataracte commencent environ un an après la mise en service de l'antenne-relais (survenue en mai 1999) et se terminent peu après le démantèlement de l'antenne. Il est toutefois mal fait, ce qui ne manque pas de nous interroger. En effet, la mise hors service a eu lieu en juin 2006 selon la diapo 4, et non vers la fin 2007 comme le suggère le graphique. Les veaux conçus après le démantèlement, et donc nés en mars 2007 et après, n'ont pas été soumis au champ électromagnétique de l'antenne. Or il y a eu 6 cas de cataractes en 2007 pour des veaux nés après début juin, selon la diapo 9.
Il y a un graphique plus précis sur la diapo 24, mais qui pêche encore en ce que les naissances sont concentrées au 1er janvier, ce qui masque aussi le problème de la non-exposition évoqué ci-dessus.
Ce sont là les explications de M. Sturzenegger. Celui-ci a également procédé à d'autres observations sur la santé humaine et animale, ainsi que sur la nidification et la reproduction de canards, de chouettes et de faucons. Mais a-t-il observé des coïncidences ou des corrélations avec relations de cause à effet (la cause étant le champ électromagnétique) ? Rien ne permet de douter de sa bonne foi ; mais on ne peut exclure le biais de l'observateur juge et partie – et, dans ce cas, un observateur fortement impliqué car son document témoigne d'un militantisme indiscutable.
Les milieux de la recherche ainsi que les services officiels ont été saisis.
Selon un article de fin décembre 2002, initialement publié dans le Beobachter et assez largement multiplié sur les sites militants anti-ondes, Elektrosmog: Tierisches Leiden im Kuhstall (électrosmog : souffrance animale dans l'étable), les causes des maladies survenues sur la ferme de M. Sturzenegger n'ont pas pu être déterminées. « En tant que vétérinaires, nous ne pouvons pas prouver directement les perturbations électromagnétiques ; en revanche nous pouvons exclure d'autres causes possibles », avait dit le Pr Michael Hässig, de la Faculté de médecine vétérinaire de l'Université de Zurich. Et, selon le Pr Bernhard Spiess, « cette multiplication des cas de cataracte chez les veaux est inhabituelle et pointe vers d'autres causes ».
À l'Office vétérinaire fédéral, on avait été tout aussi perplexe. Une enquête auprès des vétérinaires n'avait mis en évidence aucun indice de problème généralisé d'électrosmog selon ce même article. Mme Katharina Stärk avait cependant fait référence à des cas ponctuels et affirmé que « pour huit fermes enquêtées, il pourrait y avoir un lien entre des maladies animales et les antennes-relais ».
Une étude a ensuite été menée par la Faculté de médecine vétérinaire de Zurich et publiée en anglais en 2009 sur une cohorte de 253 veaux tirés au hasard [4]. Dans ce lot, 81 présentaient des cataractes à des degrés divers ; les auteurs ont trouvé un lien pour les veaux dont la cataracte remonte au premier tiers de la gestation (les yeux se développent à ce stade) avec la puissance des antennes-relais avoisinantes, ces résultats devant toutefois être confirmés. Les limites de l'étude ont été particulièrement bien décrites dans un commentaire de MM. Gregor Dürrenberger et Jürg Fröhlich de la Fondation pour la recherche pour la communication mobile [5]. On peut en retenir la considération générale suivante :
La mise à disposition de résultats provisoires à des fins de discussion appartient aussi à l'essence du travail scientifique. Dans le cas d'associations mises en évidence dans un processus exploratoire il est particulièrement important d'en vérifier la robustesse statistique et de les soumettre aux experts dans le cadre de la publication (« peer-review »). Des résultats portés à la connaissance du public avant une telle vérification par les milieux scientifiques devraient être accompagnés d'avertissements intelligibles pour le non-expert sur leur statut et leur valeur probante afin d'éviter des généralisations hâtives ou infondées.
On touche là un des problèmes fondamentaux de la relation entre science et société et, en fait, une des lacunes importantes de la communication scientifique, que les auteurs en soient les scientifiques eux-mêmes ou les médias.
Dans le cas d'espèce, toutefois, on ne saurait faire aucun reproche aux auteurs de l'étude. Les commentateurs avaient en effet ajouté :
Dans le cas présent, il ne faut pas oublier, en outre, le fait – mentionné par Michael Hässig et fréquemment oublié – qu'une association ne peut pas être assimilée à une causalité.
Le cas de la ferme Sturzenegger a fait l'objet d'une étude particulière dont les résultats viennent d'être publiés [6]. Les auteurs ont trouvé un risque de cataracte sévère 3,5 fois plus élevé que la moyenne suisse. Toutes les causes communes en Suisse ayant été éliminées, ils ont conclu :
La vraie cause de l'incidence accrue de la cataracte reste inconnue.
Cette étude a aussi fait l'objet d'un commentaire très utile de M. Gregor Dürrenberger :
Les comptes rendus des médias de la fin février 2012 n'ont pas suffisamment pris en compte la conclusion scientifique des auteurs. Les médias se sont focalisés sur le fait que l'on a observé des cataractes pendant la durée de fonctionnement de l'antenne-relais et pratiquement aucune avant et après (avec un temps de latence d'un an environ).
Des observations isolées telles que celle-ci ne sont pas immédiatement généralisables. Déjà par le passé, des études de cas particuliers ont déclenché des remous médiatiques. Les faits ainsi propagés n'ont pas pu être confirmés par des études subséquentes, de plus grande ampleur...
... Il serait souhaitable que les médias traitent les cas particuliers avec plus de rigueur, et que les auteurs de telles études de cas attirent l'attention de manière plus explicite sur les erreurs d'interprétation auxquelles leurs études peuvent donner lieu.
Et d'ajouter que s'il y avait eu un lien de causalité entre les cas de cataracte de la ferme Sturzenegger et l'antenne-relais et s'il s'était agi d'un phénomène répandu, cela se serait traduit dans les statistiques globales de prévalence en Suisse. Or celles-ci n'ont guère évolué depuis les années 1970.
M. Dürrenberger a peut-être été un peu injuste avec les médias, lesquels, semble-t-il, n'ont pas porté une grande attention à l'étude de la Faculté des sciences vétérinaires de l'Université de Zurich (mais peut-être était-ce parce qu'elle n'était justement pas anxiogène). L'Association faîtière électrosmog Suisse et Liechtenstein, pourtant militante, a rendu compte de l'étude honnêtement, tout en exprimant son incrédulité [7] ; son billet indique du reste en liminaire qu'il a été « scientifiquement confirmé avec réserves ».
Tel n'a pas été le cas de Médecins en faveur de l'environnement.
On pourrait penser qu'une association de médecins confie l'élaboration d'une prise de position à des médecins qui lisent les études scientifiques pertinentes – celle dont il s'agit ayant un résumé tellement clair, on ne leur demande même pas de la comprendre – et les commentaires éclairés ; qui sont capables de tenir de leur propre initiative le type de raisonnement exposé plus haut sur la compatibilité d'un cas isolé avec les statistiques générales ; en un mot qui sont capables de démarche scientifique.
Eh bien, il semble que non.
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Sur le web.
Notes :
- En allemand ; on notera que – féminisme oblige – la formule d'appel ne se réfère qu'aux femmes : http://www.aefu.ch/typo3/fileadmin/user_upload/aefu-data/b_documents/Aktuell/120316_Brief_NIS.pdf ↩
- Voir par exemple Ondes électromagnétiques et cancers, le CIRC invectivé par la société civile. ↩
- http://monographs.iarc.fr/ENG/Classification/ClassificationsGroupOrder.pdf
Groupe 1 : L’agent est cancérogène pour l’homme
Groupe 2A : L’agent est probablement cancérogène pour l’homme
Groupe 2B : L’agent est peut-être cancérogène pour l’homme
Groupe 3 : L’agent est inclassable quant à sa cancérogénicité pour l’homme
Groupe 4 : L’agent n’est probablement pas cancérogène pour l’homme ↩
- Prevalence of nuclear cataract in Swiss veal calves and its possible association with mobile telephone antenna base stations, Hässig M, Jud F, Naegeli H, Kupper J, Spiess BM. ↩
- Kommentar zum Zusammenhang zwischen Mobilfunkstrahlung und Augenerkrankungen von Kälbern. ↩
- Increased occurrence of nuclear cataract in the calf after erection of a mobile phone base station, Hässig M, Jud F, Spiess B. ↩
- On peut aussi voir, à partir de ce site, leur analyse de l'étude. ↩