Theo Van Rysselberghe (Gand, 1862-Saint-Clair, Var, 1926)
L’Entrée du port de Volendam, c.1896
Huile sur toile, 38 x 55,5 cm, Madrid, Musée Thyssen-Bornemisza
(INV CTB.1998.44 /© Carmen Thyssen-Bornemisza)
En plus d’être un remarquable pianiste, Éric Le Sage est doté d’une réelle capacité d’entraînement qui lui permet de fédérer autour de lui les énergies nécessaires à la réalisation d’ambitieux projets. À peine vient-il, en effet, d’achever, en compagnie de solistes choisis, une vaste et complète exploration des œuvres chambristes avec et pour piano seul de Schumann, saluée comme la belle réussite qu’elle est par la critique, qu’il se lance, toujours pour le label Alpha et, cette fois-ci, avec le soutien du Palazzetto Bru Zane, que pareille entreprise ne pouvait laisser indifférent, dans une intégrale de la musique de chambre avec piano de Gabriel Fauré, une collection annoncée de cinq disques dont je vous propose de découvrir aujourd’hui les deux premiers volumes.
Les musicologues ont coutume de diviser le parcours créateur de Fauré en trois périodes, une première s’étendant jusque vers le milieu de la décennie 1880, encore empreinte d’influences notamment du romantisme germanique, une deuxième conduisant jusque vers 1910, qui assied un style personnel fait, entre autres, de lyrisme affirmé et chaleureux mais aussi d’expérimentations audacieuses, et une dernière où l’on assiste à une décantation croissante conduisant souvent à une impression de sérénité presque immatérielle, laquelle n’exclut néanmoins nullement la vigueur. Les œuvres pour violoncelle et piano et les deux Quatuors avec piano qui constituent respectivement le premier et deuxième volet de ce projet nous offrent une traversée complète de la manière fauréenne, avec une nette prépondérance toutefois de ses deux phases extrêmes. À la première appartiennent toutes les pièces de genre pour violoncelle et piano, dont les plus représentatives sont sans doute l’émouvante Élégie op. 24 de 1880 à laquelle son caractère fait de tragédie et d’exaltation assura un succès aussi immédiat que durable et, comme un négatif, le salonnard Papillon op. 77, commandé en 1884 à Fauré par son éditeur qui souhaitait exploiter la réussite commerciale de l’Élégie, une partition qui montre le peu d’appétence du compositeur pour ce type de travail obligé – n’est-ce pas la même logique qui le poussa à confier probablement l’orchestration de son Requiem à son élève Jean Roger-Ducasse ? – allant même jusqu’à l’exaspération ainsi que le prouve la vivacité des échanges à propos du choix de son titre (« Papillon ou Mouche à merde, mettez ce que vous voulez ! » rage-t-il) révélatrice du peu de cas qu’il en faisait. Écrit entre l’été 1876 et 1879, le Quatuor avec piano en ut mineur op. 15, créé en 1880 et doté d’un nouveau finale en 1883, appartient également à cette période. Il s’agit cependant d’une œuvre d’une toute autre ambition dans laquelle domine un sentiment passionné s’exprimant tantôt avec une fougue éclatante (premier et dernier mouvements), tantôt au travers d’une tristesse sublimée (Adagio), ce qui autorise à supposer qu’elle peut contenir des échos douloureux de la situation personnelle du musicien dont les fiançailles avec Marianne Viardot avaient été rompues du fait de la jeune femme alors qu’il y travaillait. Le Quatuor avec piano en sol mineur op. 45, composé en 1885-1886 et créé en 1887, n’est pas entouré de la même aura biographique et romantique que son prédécesseur, mais son Adagio non troppo constitue pourtant un des rares exemples d’une allusion du compositeur à un élément personnel puisqu’il écrit, dans une de ses lettres, que ce mouvement empreint d’un profond sentiment de paix lui a été inspiré par le son lointain d’une cloche porté jusqu’à lui par le vent d’ouest. Comme l’écrit très justement Nicolas Southon, cette œuvre ouvre la deuxième période fauréenne de la plus belle manière, avec sa richesse mélodique et son énergie, presque violente dans le Scherzo, mais toujours savamment maîtrisée par une science compositionnelle grandissante, perceptible dans le raffinement de la polyphonie, mais aussi dans les écarts harmoniques audacieux de l’Allegro molto moderato liminaire ou la profusion d’idées de l’Allegro molto final.
Avec les deux Sonates pour violoncelle et piano et le Trio op. 120, nous entrons dans la dernière période de l’activité créatrice de Fauré. La Sonate en ré mineur op. 109 a été écrite entre mai et août 1917 et créée en 1918. Comme nombre de pages tardives du musicien, elle emprunte une partie de son matériel à des œuvres antérieures, puisque le premier thème de l’Allegro deciso qui l’ouvre est tiré d’une symphonie détruite de 1884, comme l’Andante de la Sonate en sol mineur op. 117 se fondera sur un Chant funéraire pour orchestre d’harmonie commandé en 1921 par l’État français pour commémorer le centenaire de la mort de Napoléon. Est-ce parce qu’elle a été composée durant la Première guerre mondiale que la Sonate op. 109 apparaît si rude et tendue en son premier mouvement et si mélancolique dans l’Andante qui le suit, avant qu’un optimisme de plus en plus ferme triomphe dans son finale ? Ce n’est pas totalement impossible. La Sonate op. 117, élaborée entre mars et novembre 1921 et donnée l’année suivante, se meut, pour sa part, dans une atmosphère plus sereine, avec son Andante d’une tristesse toute retenue qu’encadrent un Allegro dont la simplicité de ton n’est qu’apparente et un Allegro vivo insouciant et virtuose. Cette même tranquillité dispensatrice de joie se retrouve dans le Trio en ré mineur op. 120, interprété ici dans sa version primitive pour clarinette, violoncelle et piano, que Fauré composa entre septembre 1922 et mars 1923 (il sera créé le 12 mai suivant) alors qu’il se disait en proie à un état de « fatigue perpétuelle ». C’est, tout au contraire, un sentiment de fraîcheur et d’évidence qui se dégage de cette partition dans laquelle alternent une douceur paisible qui n’a rien de mièvre et une vigoureuse joie de vivre qui s’ébroue sans tapage mais avec au cœur une allégresse véritable, car détachée des pesanteurs terrestres.
Toutes les pages présentes dans ces deux volumes ont été si fréquemment enregistrées et par des artistes y ayant souvent déployé un tel talent que chercher dans chaque nouvelle parution qui leur est consacrée une hypothétique référence est un exercice encore plus vain que lorsqu’il s’agit d’œuvres moins bien servies par le disque. La question que l’on se posera volontiers pour les apprécier est donc celle de la singularité de la vision des partitions qu’elles proposent. Avant de les considérer séparément, il faut dire un mot des qualités bien réelles communes aux deux disques. Celle qui s’impose le plus immédiatement est le soin apporté à la réalisation éditoriale et technique qu’il s’agisse des notices bien documentées et de lecture agréable signées par Nicolas Southon ou des prises de son précises mais sans sécheresse aucune de Jean-Marc Laisné, dont le travail d’orfèvre a déjà été salué sur ce blog. Ces conditions matérielles optimales sont mises au service de musiciens dont l’implication est indiscutable, ce qui nous change agréablement de certaines lectures routinières voire alimentaires dont on se demande où gît la motivation. L’équipe réunie par Éric Le Sage (photographie ci-dessous) se montre à chaque instant pleinement maîtresse de ses moyens, d’ailleurs fort remarquables, et soucieuse de rendre justice à l’esprit de la musique de Fauré. Le volume consacré aux œuvres pour violoncelle et piano, qui donne à entendre la presque totalité de ce qu’à écrit le compositeur pour cette formation (il manque la Sicilienne op. 78 et un Morceau de lecture à deux violoncelles de 1897, enregistrés dans tous deux dans la très belle intégrale réalisée par Xavier Gagnepain et Jean-Michel Dayez pour Zig-Zag Territoires en 2007), laisse néanmoins un léger sentiment d’inachevé. Si tout y est d’une facture impeccable, si les pièces les plus célèbres comme l’Élégie, la Romance ou la Berceuse y sonnent heureusement sans surcharge de sentimentalité ou d’esprit salonnard, les deux Sonates manquent, à mon sens, d’un peu de mordant et de piquant dans les mouvements vifs, alors que les centraux, plus méditatifs, sont superbes de galbe et d’expression. François Salque et Éric Le Sage auraient-ils péché par excès de respect envers ces deux monuments ? Toujours est-il que, rejoints par le clarinettiste Paul Meyer, ils donnent du Trio op. 120 une vision pleine d’élan et de subtilité, toute baignée d’une magnifique lumière, chaude et dorée comme celle qui enveloppe les scènes du Lorrain. Très différente est l’approche des deux Quatuors avec piano, dont le violoncelliste et le pianiste, rejoints par Daishin Kashimoto au violon et Lise Berthaud à l’alto, livrent une vision tendue et plutôt sombre, que l’on peut opposer à celle, plus sanguine et juvénile, du Trio Wanderer et de l’altiste Antoine Tamestit (Harmonia Mundi, 2010, voir ici). On est très loin, dans cette optique, d’un Fauré aimable, vague ou sentimental ; les lignes sont ici impeccablement dessinées, la clarté polyphonique totale, les contrastes creusés et, surtout, on sent derrière chaque note une sensibilité frémissante qui jamais ne cède à l’effet facile ou à l’impudeur et en est peut-être d’autant plus étreignante. Selon l’idée que l’on se fait de l’univers du compositeur, les options retenues par cette lecture séduiront ou laisseront dubitatif ; elles me semblent, pour ma part, d’une grande justesse dans leur passion contenue et leur tension qui ne cède rien à l’anecdote et cette version prend place, à mon avis, parmi les meilleures consacrées récemment aux deux Quatuors avec piano.
Je vous recommande donc en priorité le deuxième volume de ce début d’intégrale de la musique de chambre avec piano de Fauré, tout en vous conseillant également de vous faire votre propre opinion sur celui consacré aux œuvres pour violoncelle et piano en allant l’écouter, car il en vaut la peine, malgré les quelques réserves que j’ai pu émettre. Les prémices de cette entreprise, que l’on remercie Alpha et le Palazzetto Bru Zane d’avoir décidé d’entreprendre, laissent bien augurer de sa suite et l’on attend maintenant avec impatience les Quintettes avec piano réunissant Éric Le Sage et le Quatuor Ébène annoncés chez le même éditeur à la fin du mois de septembre 2012.
Gabriel Fauré (1845-1924), Intégrale de la musique de chambre avec piano
Volume 1 – Œuvres pour violoncelle et piano : Sonate n°1 en ré mineur op. 109, Sonate n°2 en sol mineur op. 117, Romance op. 69, Élégie op. 24, Sérénade op. 98, Papillon op. 77, Berceuse op. 16. Trio pour piano, clarinette et violoncelle en ré mineur op. 120
Éric Le Sage, piano
François Salque, violoncelle
Paul Meyer, clarinette
1 CD [durée totale : 74’02”] Alpha 600. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Volume 2 – Quatuors avec piano n°1 en ut mineur op. 15 et n°2 en sol mineur op. 45
Éric Le Sage, piano
Daishin Kashimoto, violon
Lise Berthaud, alto
François Salque, violoncelle
1 CD [durée totale : 64’08”] Alpha 601. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Quatuor avec piano n°1 :
[I] Allegro molto moderato
2. Sonate pour violoncelle et piano n°2 :
[II.] Andante
3. Trio pour piano, clarinette et violoncelle op. 120 :
[III.] Allegro vivo
Un extrait de chaque plage de ces deux disques peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :
Volume 1
Gabriel Fauré : Œuvres pour violoncelle & piano - Trio | Gabriel Fauré par Eric Le SageVolume 2