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Le lecteur est-il en train de devenir un écrivain ?

Par Qris @Qrisimon

Volet 2

On m’en avait beaucoup parlé, mais je ne l’avais encore jamais vu. Il vivait dans le quartier, ne sortait pas souvent en hiver. Les voisins parlaient de lui sur le même ton avec lequel ils auraient parlé d’un condamné. Cette manière semi condescendante, semi intrigante de le présenter attisait ma curiosité comme l’aurait fait l’annonce du passage d’une femme à barbe sur la place du marché de la ville.

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Cité de Trévise, Paris 9

Un jour de printemps, il est apparu. Nous avons arrêté net notre partie de foot. Les copains se sont approchés et m’ont murmuré : c’est lui.

Il portait une casquette, une chemise à carreaux, col ouvert, sous un bleu de travail, des souliers en cuir noir. Il avançait vers nous, avec l’indifférence d’un vieil homme ordinaire. J’éprouvais un étonnement, un éblouissement aussi fort que celui que m’avait procuré la découverte d’un fossile en classe verte. C’était donc lui, l’homme, qui ne savait pas lire.

J’ai avancé vers lui, et comme je lui étais inconnue (j’habitais ici depuis quelques mois), je me suis présentée. À ma grande surprise, il m’a répondu dans la même langue que la mienne. J’enchaînais question sur question pour rester le plus longtemps possible avec lui et tenter de découvrir son secret. Ses yeux bleus me fixaient, ses mains carrées aux paumes larges et aux phalanges accidentées, accompagnaient ses réponses de gestes lents et précis. Une phalange lui manquait à l’index gauche et, tout en l’écoutant, j’établissais la raison qui l’avait empêchée d’apprendre à lire. L’absence d’une phalange. À neuf ans, je lisais encore en suivant les lignes de mon index.

On considérait dans le quartier le vieil homme comme un idiot, mais aussi comme le triste destin que chaque enfant devait craindre. L’avenir c’était l’écrit et apprendre à lire une nécessité et un devoir.

Je prenais goût à échanger quelques paroles avec lui. Il avait toujours une bonne histoire à me raconter, un truc à me montrer. Il me ramenait au monde d’avant le savoir lire. Un monde de l’oralité, de la transmission par les gestes, la parole, l’échange et l’expérience. Un monde de l’être et du faire. Ce vieil homme, gentiment moqué et dont on bafouait la connaissance, allait disparaître de la même manière qu’en apprenant à lire une partie de moi disparaissait.

Aujourd’hui, je comprends clairement ce qui m’avait fasciné chez lui. À probablement 70 ans, il vivait encore dans le monde de l’oralité duquel trois ans d’apprentissage de la lecture m’avait graduellement sorti.

Si je pense aujourd’hui au vieil homme avec tendresse, c’est parce qu’il a prolongé pour moi le monde d’avant la lecture, celui de l’homme primitif à qui l’on doit l’invention du feu, des outils, du langage… Et plus tard celle de l’écriture.

La civilisation de l’écrit date des Sumériens ( autour de 3300 ans avant JC). Pendant des millénaires, l’écriture et la lecture n’ont été accessibles qu’à un petit groupe d’êtres humains.

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Écriture cunéiforme

La révolution Gutenberg (l’imprimerie), les premières techniques d’impression rapide au milieu du 19e, la photocopie, technique d’impression encore plus rapide et moins chère au 20e ont à chaque fois ouvert le champ de lecture à un plus grand nombre d’humains. Dans la deuxième moitié du 20e siècle, la démocratisation de la lecture s’est accélérée et a concerné toutes les couches de la société. Les outils high tech du 21e siècle ouvre sur une nouvelle ère. On n’a plus besoin d’imprimer, de copier, on diffuse, on transmet sans passer par le support papier.

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La lecture

Clarisse Herrenschmidt définit l’écriture ainsi:

l’écriture c’est faire passer de l’invisible au visible. L’informatique a créé un déplacement de l’invisible. Elle dit aussi : l’écrit papier est stable, mais sale (ratures, collages, gribouillis, trous dans le papier) tandis que l’écrit sur la machine est instable, mais propre (plus de ratures, on efface, on fait des copier/coller d’un clic).

Nous entrons dans une ère de l’écrit instable, effaçable, modifiable à tout moment et dont la durée de vie est incertaine. Quelques exemples : j’ai déjà modifié à trois reprises mon recueil de nouvelles numérique. En littérature, les expériences sur le mode du cadavre exquis se multiplient : un auteur commence un texte, un autre auteur le continue, un troisième peut intervenir et modifier un personnage, un lieu comme dans Les 807 d’Éric Chevillard… La technologie nous permet d’intervenir vite, d’ajouter, de modifier en quelques minutes un extrait de texte ou un texte entier.

Dans un tel contexte, les définitions auteur, lecteur ou éditeur ne sont plus tout à fait aussi nettes. Si L’auteur/éditeur existait déjà, on remarque qu’avec les nouvelles technologies, l’auteur peut encore plus facilement éditer ses oeuvres ou celles d’autres auteurs. La technologie le lui permet plus aisément et à moindre coût. Mais, sans doute, le mot, dont la définition se trouve la plus en mutation, est celui de lecteur.

Le lecteur ne se contente plus de lire, il écrit.

Abeline Majorel recense en France 600 blogs de lecteurs (lectrices, car ces blogs sont tenus principalement par des femmes) qui écrivent en émettant des avis favorables ou défavorables sur leurs lectures. S’ajoute à cela les sites littéraires et les blogs d’écrivains dont les thèmes et sujets vont de la pure création littéraire à la simple promotion de leurs livres. Quelques blogs de création Lit : Laure Morali, IsabelleP_B, Anne Savelli,  Pierre Ménard, Franck Queyraud, et un blog plein d’infos pour l’auteur/éditeur de Jiminy Panoz .

Après la démocratisation de la lecture, c’est l’écriture qui se démocratise sous nos yeux et sur nos écrans.

Les définitions semblent ne plus contenir la fonction s’élargissant des mots et les définitions deviennent floues. Pourtant si vous consultez les sites littéraires ou d’informations, vous constaterez que le vocabulaire n’a pas changé et vous serez amusé de lire ces vieilles classifications : si vous êtes éditeur… Si vous êtes auteur… Si vous êtes lecteur… Si vous êtes chroniqueur… Vous vous surprendrez à correspondre au moins à deux catégories !

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Gare de Venise, Italie

Aujourd’hui, rien n’empêche tout lecteur d’être chroniqueur ou auteur, tout auteur d’être éditeur ou chroniqueur, tout éditeur d’être chroniqueur ou auteur… Et même d’être tout à la fois !

Le lecteur a changé, il lit depuis plusieurs générations sur papier comme sur écran. Sa fonction bouge, ses attentes évoluent aussi. Certains auteurs sollicitent les lecteurs, leur demandant leurs avis ou leur proposant d’écrire une suite à leurs histoires.

La fonction du lecteur (celui qui lit) demeure au centre de la création littéraire, car il reste difficile d’imaginer une littérature qui ne serait pas lue. Que nous soyons auteurs, lecteurs, éditeurs ou chroniqueurs, nous n’avons pas d’autre choix que de redéfinir et réinventer la relation qui nous unit.

L’écrit, grâce aux nouvelles technologies, nous entraîne avec lui dans le champ de l’ instable pour la première fois dans notre histoire. L’écrit et ce qui le compose (les mots) ont perdu de leur permanence.

Textes et photos © Chris Simon

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GOINGmobo, the magazine of the Mobile Bohemian

GOINGmobo, the magazine of the Mobile Bohemian

À suivre…

Deuxième volet d’un état des lieux et analyse de la situation et de la condition de l’auteur, de ses difficultés et de son devenir. Lire le volet 1 et le volet 3

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Références :

Écouter et Voir Clarisse Herrenschmidt  ICI

Lire Clarisse Herrenschmidt :

Les propos que je retransmets de Clarisse Herrenschmidt sont extraits de son intervention à la Cantine de Paris (@SiliconSentier) le 15 mars 2012, dans le cadre de la journée : Le Numérique… Partout, organisée par les  « Chroniques de la rentrée littéraire » en partenariat avec les Cantines de France. J’espère ne pas avoir mal interprété ses propos.

Suivre : Abeline Majorel, fondatrice du blog « Chroniques de la rentrée littéraire » et du prix Grand prix littéraire du web



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