Des conséquences de notre attachement à la liberté

Publié le 19 juillet 2012 par Copeau @Contrepoints

Nos sociétés modernes sont prisonnières d’une contradiction diabolique : nous sommes foncièrement attachés à la préservation de notre liberté de choix, mais nous demandons dans le même temps à être protégés des effets de la concurrence sans laquelle aucun vrai choix n'est possible.
Par Jean-Louis Caccomo.

Aucun d’entre nous n’accepterait de renoncer à sa liberté de choix dans de nombreux domaines de notre vie. Nous n’accepterions jamais d’avoir un seul journal (la Pravda) ou une seule chaîne de télévision ou de radio pour nous informer, a fortiori si c’est un média unique officiel contrôlé par les pouvoirs publics. Dans le domaine économique, nous n’accepterions pas plus d’avoir en face de nous un seul producteur d’automobiles, qui de surcroît nous proposerait un unique modèle d’automobiles. Nous n’accepterions pas également un modèle unique d’ordinateur, de guitare ou de téléphone mobile. Même quand il s’agit d’acquérir une tomate ou une pomme, nous apprécions la diversité des variétés proposées. En matière vestimentaire, nous refuserions de n’avoir qu’à porter un seul et même costume identique pour tout le monde. Et on pourrait multiplier la liste à l’infini car cette exigence de choix s’applique pour la plupart des biens et services que nous consommons.

Notre pouvoir d’achat n’est pas seulement une question de niveau de consommation mais aussi une question de diversification de nos choix de consommation. En matière culturelle, nous serions particulièrement choqués et appauvris à l’idée que nos possibilités de consommation pourraient se résumer à écouter un unique chanteur, admirer un seul peintre ou un unique sculpteur, visionner les films d’un seul producteur avec les mêmes acteurs officiels. Nos villes seraient bien tristes et uniformes si elles étaient bâties par un architecte unique. Enfin, dans le domaine politique, nous refuserions de nous résigner à un système fondé sur un parti unique nous forçant à désigner un unique représentant. Et dans chaque parti politique, on apprécie la diversité des courants qui permet les débats d’idées et s’en nourrit en retour.

En fait, tous les domaines de la vie humaine, qu’ils soient économiques, politiques, culturels, religieux ou encore artistiques, obéissent à ce principe de diversification, inscrit dans la nature humaine. C’est ce principe qui nous permet de jouir de notre liberté de choix dans tous ces domaines. Et cette liberté, même si elle se décline dans ces multiples champs, ne peut se découper en tranches séparées. C’est pourquoi cette liberté était considérée comme un « droit naturel » imprescriptible et universel par les philosophes des Lumières et les rédacteurs de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ainsi que par les rédacteurs de la Déclaration d’indépendance des États-Unis. Et parce qu’elle pouvait à tout moment être menacée par les tentations monopolistiques ou totalitaires, l’État de droit s’est donné pour mission de protéger et de faire respecter ce droit naturel à la liberté. Remarquons qu’un régime de parti unique, servi par un média unique, et courtisé par une cohorte d’artistes officiels, instruments de la propagande, est la marque des régimes fascistes et totalitaires.

À partir du moment où l’on accepte ce principe de diversité qui permet l’expression effective de la liberté des choix, il faut du même coup accepter le principe de concurrence qui en découle nécessairement. Quand il n’y a pas de concurrence, il n’y a pas de choix possibles ou plutôt il n’y a qu’un seul choix qui s’impose, celui du monopoleur. C’est ce qui se passe dans le secteur public ou réglementé quand on ne peut pas choisir son école (carte scolaire) ou son médecin. Et puisque la concurrence est inséparable de la liberté des choix, autant se donner les moyens d’en connaître ses principes et ses mécanismes, ce qui fut l’objectif et l’apport des premiers économistes libéraux du XVIII° et XIX° siècle (Adam Smith, Jean-Baptiste Say, Turgot, Frédéric Bastiat) poursuivis par les travaux des économistes libéraux du XX° siècle (Friedrich Hayek, Ludwig Von Mises, Milton Friedman). Les économistes néoclassiques (Walras, Cournot, Menger, Arrow, Debreu) entreprendront, de leur côté, la formalisation rigoureuse des mécanismes de la concurrence en formulant la théorie de l’équilibre général, au risque de dénaturer et de déshumaniser la concurrence ainsi modélisée.

C’est dire que la question de la concurrence a été abondamment étudiée à travers les siècles par les économistes. Pourtant, leurs conclusions semblent soigneusement ignorées par des responsables politiques si prompts à défier les lois du marché (lesquelles finissent toujours par avoir le dernier mot). Ainsi, dès sa création, l’U.R.S.S. supprime le système des prix libres pour le remplacer par la planification économique autoritaire et centralisée d’une part, et la généralisation des prix administrés d’autre part. Près de 70 ans plus tard, elle implosait sous l’effet de sa faillite économique, effondrement annoncé par Friedrich Hayek qui ne croyait pas à l’efficacité des prix administrés. Pour lui, seuls des prix flexibles, et donc libres, permettent d’assurer l’égalité entre l’offre et la demande sur un marché.

Si l’État intervient pour imposer un prix supérieur au prix d’équilibre jugé trop bas (un prix-plancher) afin de protéger le revenu des producteurs, cela entraînera une crise de surproduction, c’est-à-dire une offre durablement excédentaire. Les prix agricoles fixés par la politique agricole commune (la PAC) ou le salaire minimum sur le marché du travail sont des exemples de prix-plancher. Dans le cas du marché du travail, l’offre excédentaire de travail se traduit par du chômage structurel, en particulier sur le créneau du travail peu qualifié où le salaire minimum fixé par l’État est supérieur au salaire d’équilibre.

À l’inverse, si l’État intervient pour empêcher l’augmentation des prix (un prix-plafond), imposant un prix inférieur au prix du marché jugé trop haut pour le pouvoir d’achat des consommateurs, cela entraînera une pénurie durable, c’est-à-dire une demande excédentaire. Le gel des loyers ou le gel du prix des carburants, la mise en place d’un salaire maximum sur le marché du travail hautement qualifié concernant le salaire des grands patrons, ou encore le blocage des honoraires des médecins sont des exemples de prix-plafond. La mise en place de ces prix plafond entraîne une crise du logement en France, une pénurie de médecins spécialistes ou encore une fuite des cerveaux.

Que ce soit au niveau international (l’OPEP, la PAC, Accords textile) ou national, les responsables politiques cherchent toujours à contrôler les mécanismes de concurrence en imposant des prix-plancher ou des prix-plafond selon que le rapport de force (ou le lobbying), auquel sont sensibles les responsables politiques, tourne en faveur des producteurs ou des consommateurs. De plus, ils évoqueront les défaillances du marché, mises en lumière par les économistes néokeynésiens, pour accroître leur emprise sur les marchés, notamment par la réglementation de l’offre (barrières à l’entrée, normes, contrôle administratif de la production).

Pourtant, le respect du principe de diversification, sans lequel l’expression de notre liberté serait illusoire, implique l’épanouissement de l’économie de marché dans le domaine économique et la mise en place des principes républicains et de la démocratie dans le domaine politique. On ne peut pas vouloir la liberté dans un domaine et l’exclure dans un autre domaine tant la liberté est un droit global. Nos sociétés modernes sont pourtant prisonnières d’une contradiction diabolique : nous sommes foncièrement attachés à la préservation, voire à l’extension, de notre liberté de choix, mais nous demandons dans le même temps à être protégés des effets de la concurrence sans laquelle aucun vrai choix ne serait possible.

Nous ne pouvons pas, d’un côté, demander plus de concurrence pour accroître l’étendue de nos choix (qui constitue un puissant moteur de la mondialisation) et, de l’autre côté, demander moins de concurrence pour protéger nos situations acquises des nouveaux arrivants menaçants (en nous protégeant de cette mondialisation). Cette position schizophrène nous conduit à porter au pouvoir des gouvernements chargés de protéger notre liberté tout en nous protégeant, dans le même temps, de la concurrence qui est son corollaire. Et cette contradiction condamne souvent les gouvernements à l’impuissance.

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