par Luc Collès
(Université de Louvain-la-Neuve, Belgique)
En Belgique francophone comme dans de nombreux pays européens, la problématique de l’intégration des immigrés et de leurs enfants reste un enjeu d’actualité, particulièrement d’un point de vue social. Parallèlement à la nécessaire acclimatation linguistique, les migrants ont besoin, pour l’image qu’ils se font d’eux-mêmes, de garantir leur identité sociale et culturelle.
À l’école, l’apprentissage de la langue d’accueil ne saurait avoir lieu dans de bonnes conditions si la langue et la culture des ces jeunes sont ignorées ou dévalorisées. La démarche que nous préconisons repose sur l’introduction en classe d’objets-témoins de la culture migrante dans lesquels les élèves pourront se reconnaître et qu’ils pourront comparer à ceux de la culture majoritaire que les programmes leur demandent d’étudier. Parmi ces objets, les textes littéraires occupent une place privilégiée.
La culture migrante
Les immigrés constituent un ensemble très diversifié. Cette diversité tient à leur nationalité, à leur langue, à leur niveau socioéconomique d’origine, mais aussi au statut acquis dans leur nouveau pays. En outre, une nationalité peut cacher des différences ethniques déterminantes (Berbères et Arabes chez les Marocains, par exemple, et même Arabes originaire du Rif par opposition aux autres) Aussi, pour éviter toute généralisation abusive, nous ne prendrons en compte que la situation des immigrés maghrébins installés en Europe, surtout en France et en Belgique, où leur importance est massive. Et, dans ce contexte, c’est aux enfants de ces migrants que nous nous intéresserons ; il s’agit pour la plupart de jeunes nés dans le pays d’accueil.
Demandons-nous tout d’abord quel héritage les jeunes issus de l’immigration reçoivent de leurs parents. Selon Azouz Begag et Abdelatif Chaouite (1990 : 48), « ils héritent moins d’une culture, d’un style ou d’une personnalité que de bribes ou de miettes éparses de contenus culturels : quelques réminiscences de l’origine, quelques images stéréotypées et des mots créolisés ».
Explicitons quelque peu. Pour les parents, la culture d’origine constitue les fondements de leur mémoire et fournit les clés de décryptage de leur univers actuel, y compris celui de leur exil. Le pays quitté reste ce Paradis perdu où l’on rêve toujours de revenir. Suite au regroupement familial, les échéances projetées ont dû être reculées, ce qui a creusé davantage encore le désir du retour, en lui donnant un caractère mythique. L’adaptation au pays d’accueil s’avérant nécessaire pour des raisons socioprofessionnelles, l’étranger a tenu cependant à ne pas perdre son intégrité psychologique et à se rassurer. D’où la préservation de rites qui s’inscrivent dans son espace intime : la maison et le quartier.
Le rapport initial des enfants à cette culture d’origine est évidemment tout autre, comme l’écrit Joubert (1988 : 20) :
Le développement de cette « culture immigrée » procède du constat d’une triple impossibilité : celle de prolonger ailleurs et sans altération la culture du pays d’origine, celle de s’intégrer sans douleurs dans la société d’accueil et celle de retourner, comme si rien ne s’était passé, dans le pays des parents.
Le pédagogue se fixera donc comme tâche de donner à l’adolescent issu de l’immigration la possibilité d’être lui-même, de trouver son identité sans adéquation totale avec la culture des Français ou des Belges francophones ni avec la culture d’origine de ses parents migrants. Il s’agira même de l’amener à choisir entre des appartenances multiples, fragmentées, liées à des influences diverses, celle de son quartier et de la bande de jeunes dont il fait partie étant même prépondérante. Pascale Jamoulle (1991 : 25) souligne la difficulté d’un tel choix, d’autant qu’il s’inscrit dans un contexte sociopolitique inégalitaire :
Ainsi, les jeunes issus de l’immigration, porteurs de deux cultures : l’une minoritaire et l’autre majoritaire, courent plus que d’autres un risque de déstabilisation lorsqu’ils se heurtent aux confrontations interculturelles. Ils cumulent des difficultés de plusieurs ordres : familial, social, de minortié ethnique et de double « non-appartenance culturelle ».
C’est parce que ces tensions se retrouvent dans de nombreux ouvrages d’écrivains issus de l’immigration que nous proposons de faire lire ceux-ci par les enfants de migrants. C’est qu’en effet nous nous rallions à l’avis de Camillo Lozares (1984 : 117) :
C’est leur histoire récente qu’ils doivent assumer (les dangers d’un interculturalisme se référant uniquement à une prétendue culture d’origine sont le folklorisme et le risque d’alimenter un certain idéalisme nationaliste). Mais le fait migrant, avec ses valeurs et ses misères, est la médiation pour les enfants migrants.
De ce point de vue, les ouvrages de littérature migrante offrent de nombreux témoignages. En classe de français, il sera intéressant et fécond d’observer les références qui les règlent, à l’intersection entre l’héritage arabo-islamique, les traditions populaire du Maghreb et leur contestation éventuelle suite à la confrontation avec les modes de vie occidentaux. On pourra également exploiter la « littérature ethnique de jeunesse », qui met en scène les enfants de migrants (Collès et Lebrun 1998 : 215-224). À la lecture de ces récits de vie et de ces romans, un processus identitaire pourra alors se cristalliser chez les jeunes issus de l’immigration. Cette conviction, confortée par l’expérience (Collès 1993), suppose une conception et une approche de la littérature que nous souhaiterions détailler à présent.
Une approche anthropologique et interculturelle de la littérature
Dans cette démarche, le texte littéraire est considéré comme l’expression et la mise en forme esthétique de représentations partagées par les membres d’une même communauté. Il véhicule des images dont la reconnaissance, à travers un triple mouvement de sublimation, de projection et d’identification, confère au lecteur une identité (Picard 1986). Et comme ces images renvoient à des mythes reconnus et acceptés par le groupe dont l’auteur fait partie et où son œuvre est d’abord reçue, ce processus d’identification a valeur sociale également.
Le texte littéraire constitue donc un excellent support d’analyse pour l’enseignant qui tente d’amener ses étudiants à saisir un système culturel. Il en représente une expression langagière particulière. Il peut être considéré comme un regard qui nous éclaire, fragmentairement, sur un modèle culturel. La multiplicité des regards (la juxtaposition de textes en rapport avec les mêmes thèmes) permettra à la classe de cerner petit à petit les valeurs autour desquelles ce modèle s’ordonne. Des textes non littéraires émanant, entre autres, d’études de sociologues et d’anthropologues seront également pris en compte et traités, à titre complémentaire, comme d’autres regards sur les mêmes réalités.
Après avoir souligné la convergence de ces points de vue, en dépit de leurs variations individuelles, professeurs et élèves auront l’occasion d’en mesurer la relativité en les confrontant à d’autres qui relèvent d’un autre univers culturel, en l’occurrence les littératures de France et de Belgique francophone prescrites par les programmes. Ainsi, on pourra comparer la manière dont les enfants de migrants et les Occidentaux francophones (Français et Belges) appréhendent un certain nombre de traits culturels repérables dans les œuvres étudiées.
Pour réaliser cet objectif, le professeur doit partir de l’expérience que chacun a de sa culture telle qu’elle peut s’expliciter au contact d’œuvres qui relèvent de son aire culturelle. Il doit lui faire découvrir les affinités et ensuite les différences avec les manifestations de la culture de l’autre, avec lesquelles il entre en contact de manière privilégiée grâce aux textes littéraires.
Des stratégies identitaires
En définitive, il s’agit de favoriser chez l’enfant de migrant une stratégie identitaire qui ne va pas de soi, loin de là. L’échange de points de vue doit permettre à celui-ci de prendre ses distances avec une culture d’origine le plus souvent décontextualisée, mais aussi lui donner l’occasion de réaborder de manière positive, puisque relativisée, des valeurs qui s’étaient trouvées désincarnées, et de se situer par rapport à la culture de a société d’accueil. On voit bien se dessiner ici le concept d’entre-deux vers lequel tend toute cette réflexion :
L’entre-deux, c’est cet espace intermédiaire où l’identité pleinement assumée tente de recoller ses morceaux, de s’intégrer elle-même, (…) comme une tenue d’arlequin dans le cirque du monde. (Sibony 1991 : 15)
Ainsi, le Journal « Nationalité : immigrée » de Sakinna Boukhedenna (1987) est représentatif des tiraillements de ces enfants de migrants qui se sentent exilés aussi bien dans le pays où ils vivent (et où bien souvent ils sont nés) que dans le pays d’origine de leurs parents. En tête de son journal, Sakinna écrit en effet :
C’est en France que j’ai appris à être Arabe, C’est en Algérie que j’ai appris à être l’immigrée.
Sa lecture montrera qu’à côté d’un repli sur les valeurs de la culture d’origine ou de l’assimilation pure existe un troisième mode d’intégration qui consiste à être fier de son arabité (cette fierté se traduisant notamment par l’étude de la civilisation de la langue arabe et par l’observance du Ramadan comme pratique culturelle) tout en adhérant aux valeurs laïques inscrites dans la Charte des Droits de l’Homme et dans la constitution de nos pays européens.
Dans Zeida de nulle part de Leïla Houari (1985), l’itinéraire de l’héroïne est aussi emblématique de ce « balancement » entre deux cultures (Collès : 2002). C’est sa propre quête identitaire » que l’auteur nous raconte. En pleine recherche intérieure, Zeida décide de fuir Bruxelles et de partir pour le village marocain de son enfance où une tante l’accueille. Ce voyage aboutit à un échec, une frustration, notamment parce que l’amour choisi y est interdit. Cependant, cette expérience décevante lui ouvrira les yeux : il n’est plus question désormais de se lamenter sur sa condition d’enfant de migrant, mais bien de l’assumer.
De la même manière, un roman pour jeunes comme Anne ici, Sélima là-bas de Marie Féraud (1982) manifeste les difficultés éprouvées par une jeune fille issue de l’immigration maghrébine à trouver la voie de l’autonomie, en même temps qu’il révèle dans le chef de deux autres personnages d’autres stratégies identitaires. Sélima pense d’abord s’intégrer en devenant française à part entière et en allant jusqu’à franciser son nom. Sélima devient Anne. Cette volonté d’intégration la conduit à nier son appartenance à la culture algérienne. Hanna Malewska (1987) classe cette « stratégie assimilatrice » parmi les stratégies de dévalorisation de l’identité collective et personnelle. Sélima prend en effet position contre une moitié d’elle-même et adhère ainsi inconsciemment aux préjugés racistes de son entourage. Viendra ensuite le temps du retour aux sources en Algérie. Elle choisira de redevenir Sélima dans la seconde partie du texte afin que l’Algérie, qu’elle en connaît qu’à travers les descriptions de sa famille, puisse devenir à ses yeux un monde tangible. Là, elle découvrira d’autres problèmes. Quand elle reviendra en France, elle aura compris qu’elle doit assumer cette double identité, que vouloir s’intégrer, c’est aussi rester soi-même et être en France une jeune fille d’origine algérienne.
Deux autres adolescents issus de l’immigration ont une grande importance dans ce roman. En effet, ils représentent un rapport au pays d’accueil différent de celui de Sélima. Djamila est une jeune fille qui reste soumise aux traditions arabes : elle ne peut poursuivre ses études, grandit à l’écart des jeunes de son quartier jusqu’au jour où ses parents lui annoncent qu’ils lui ont trouvé un mari en Algérie. En d’autres termes, elle subit sa culture : son attitude dénote un certain fatalisme. Djawed, quant à lui, revendique durement les droits des immigrés et reproche à Sélima de renier son peuple. Il ne cherche pas à harmoniser sa culture avec celle du pays d’accueil et réagit agressivement envers ceux qui se montrent racistes. Un tel choix nécessite un coût psychologique élevé.
Tous les romans d’Azouz Begag traitent aussi, d’une manière ou d’une autre, de la quête identitaire du héros Son premier roman autobiographique, Le Gone du Chaâba (1986), raconte ainsi l’histoire d’un jeune adolescent, Azouz, vivant dans un bidonville lyonnais, qui cherche à savoir s’il est d’abord français et ensuite algérien ou, au contraire, d’abord algérien et ensuite français. Ces questionnements en amènent d’autres qui concernent tantôt la religion, tantôt le rapport aux parents, aux amis, etc. Une fois encore, les jugements que posent les autres sur Azouz lui permettent, après diverses souffrances, de se rendre compte que l’important n’est de se dire arabe ou européen mais d’accepter d’être soi-même, c’est-à-dire un peu des deux.
La recherche identitaire dans Béni ou le paradis privé (1989) va également s’opérer grâce aux regards des autres qui renvoient à l’adolescent une image tantôt positive, tantôt négative. À travers l’enfant ce livre veut également combattre l’injustice, la bêtise et le racisme, de quelque côté qu’ils proviennent.
Ce qui caractérise fortement ces deux romans, c’est l’autodérision, cette forme d’humour qui consiste à se moquer de soi, « à faire rire autrui à ses propres dépens, tout en soulignant l’universalité du destin dont on est victime. Le rire ainsi provoqué est généralement bienveillant, fraternel » (Defays 1996 : 45-49). Ce phénomène est très présent dans le discours « migrant ». On songe ainsi, en ce qui concerne le théâtre, à Smaïn qui joue sur sa couleur, sa religion et ses origines arabes pour conquérir le public. Dans le même registre, à côté de Begag, nous trouvons A. Mimouni, F. Belghoul et bien d’autres qui nous offrent des propos semblables.
Il s’agit là sans doute d’une stratégie identitaire particulièrement originale. Pour accuser, sans le renforcer, le fossé qui le sépare des autres, les enfants de migrants se montrent dans leurs faiblesses et poussent au paroxysme la vision que les autres sont d’eux. Ils se parodient et suscitent ainsi autour d’eux un élan de sympathie. Par ailleurs, l’humour est aussi un moyen de régler ses comptes avec le pays d’origine, avec les parents, avec la société française dans son ensemble, mais tout cela dans une ambiance bon enfant, qui ne se prend pas au sérieux. Puisqu’il est difficile par la voie officielle (sérieuse) de négocier les contentieux entre la famille immigrée et le monde occidental, on cherche d’autres passerelles qui pourront faire la liaison entre les deux mondes : l’humour et le rire en sont une. Voici, par exemple, quels sont les sentiments de Béni à l’approche de la Noël :
Noël et père barbu ne sont jamais rentrés chez nous, et pourtant Dieu sait si nous sommes hospitaliers ! Jamais de sapin-roi-des-forêts devant la cheminée, de lumières multicolores et d’étoiles scintillantes qui éclaboussent les yeux des enfants, encore moins de crèche avec des petits Jésus et des moutons en chocolat. Rien du tout. Et tout ça parce que notre chef à nous c’est Mohamed. Dans son bouquin, il n’avait pas prévu le coup du sapin et des cadeaux du 25 décembre. Un oubli comme celui-là ne se pardonne pas facilement. On aurait presque envie de changer de chef, du coup, pour faute professionnelle ! Alors, pour faire comme tout le monde, mon père ne voulait pas entendre parler du Noël des chrétiens. Il disait que nous avions nos fêtes à nous : il fallait toujours en être fier. Mais les fêtes des Arabes n’étaient pas spécialement célébrées pour les enfants, à part celle où les petits se font découper un morceau de leur quéquette. Mais c’est pas fait pour rire. (p. 7)
En classe de français, on tentera de cerner l’effet produit par l’humour de l’auteur : il permet de surmonter ces tiraillements, de créer la « juste distance » par rapport à des réalités qui en soi sont aliénantes. C’est de cet humour, doublé de beaucoup de bienveillance, que devra également faire preuve le professeur dans ses leçons de « relativisme culturel ».
L’Ilet-aux-vents, un roman métaphorique
Le second livre d’Azouz Begag est très proche du premier. Il pose en effet les mêmes questions auxquelles il apporte les mêmes réponses. Ce qui diffère peut-être le plus, c’est la prise de distance de l’écrivain avec son personnage. Si dans le Gone du Chaâba, le héros est clairement identifié comme étant l’auteur, dans Béni ou le paradis privé, le doute est autorisé. Seuls quelques lieux et quelques noms nous ramènent explicitement aux souvenirs de l’écrivain, tout le reste n’étant que fiction.
L’Ilet-aux-vents (1992) marque un tournant dans l’œuvre d’Azouz Begag. En effet, ce livre n’a plus pour cadre les cités lyonnaises, mais une île. Le protagoniste de l’histoire n’est plus arabe mais « non français » (peut-être un noir vivant dans une ancienne colonie française). Des thèmes précédents, seuls restent dans ce livre la figure de l’enfance et la quête identitaire. L’écrivain sort de son carcan « beur » pour universaliser les problèmes. Il y a une véritable rupture avec le « diptyque » autobiographique lyonnais. En effet, il ne s’agit plus ici pour l’auteur de raconter une énième histoire sur la vie des cités, sur les malheurs et les combats qu’engagent les immigrés et leurs enfants contre un pays dont ils se sentent rejetés, mais bien d’offrir à tous l’histoire d’un adolescent en quête d’identité et de « points d’ancrage » (p. 81). Begag n’écarte pas pour autant la question de « l’Autre », mais celle-ci y est décrite de manière métaphorique. C’est désormais en filigrane que s’écrivent les romans « beur ».
L’Ilet-aux-vents pourrait se résumer facilement en une phrase : c’est l’histoire de Siloo, un adolescent qui se cherche. L’objet de la quête, lui, est beaucoup plus difficile à définir. Siloo cherche tantôt la place qu’il occupe par rapport aux autres, tantôt la place que son père occupe ou pourrait occuper dans sa vie. Parfois aussi, il cherche à défendre la nature prise d’assaut par les hommes.
Ainsi, si les récits de littérature migrante peuvent également être présentés à des adolescents autres que les enfants de migrants, dans la mesure où ils les ouvriront à la diversité culturelle, composante essentielle de nos sociétés, et dans la mesure où la comparaison avec les œuvres francophones du programme cristallisera chez eux aussi le processus identitaire, il est incontestable que, par sa dimension universelle, L’Ilet-aux-vents touchera tous les publics.
Cela étant, la situation dans laquelle se trouve le héros de ce roman peut être comparée à celle que connaissent souvent les enfants de migrants. D’abord parce que ceux-ci sont aussi confrontés à des parents analphabètes qui ne prennent pas toujours conscience de l’importance de l’école pour l’avenir de leurs enfants. Ensuite, parce que les institutions scolaires que ces derniers fréquentent servent beaucoup plus de « garderie » que de lieu d’échanges, de savoirs et d’apprentissages.
En outre, Siloo vit dans un monde que l’auteur fait volontairement ressembler aux banlieues françaises. Le lecteur peut ainsi comparer la pauvreté financière et intellectuelle des habitants à celle des migrants. Il rapprochera également certains enfants des cités de tous ceux qui courent à gauche et à droite sans savoir réellement où ils vont. Les mœurs de la famille Bali sont très proches des coutumes paysannes des migrants. Par exemple, la conception que se fait Massounda (la mère de Siloo) de la religion est la même que celle de certains Maghrébins de Belgique et de France vis-à-vis de la religion musulmane. Ceux-ci mélangent, en effet, les paroles issues du Coran avec les croyances populaires telles que la sorcellerie, l’envoûtement… Enfin, le lecteur trouvera de part et d’autre cette culture de « l’entre-deux ».
La quête identitaire de Siloo, un trajet emblématique
L’instituteur, Albercadaire, est à plus d’un titre un personnage capital dans la recherche identitaire de Siloo. Il joue en effet tantôt le rôle du père, tantôt celui d’un grand frère qui lui apprend à espérer en un avenir meilleur tantôt celui d’un ami qui lui fait découvrir le monde intellectuel.
Selon Jean Perrot (1976), toute relation entre deux partenaires risque d’être stérile si ceux-ci ne prennent pas conscience qu’un lien identitaire ne peut s’établir et évoluer entre eux qu’à la condition que chacun accepte les différences et ne recherche pas la fusion. Une relation uniquement basée sur le « Même » ne peut que mourir. Or le début des relations entre Siloo et Albercadaire est placé sou le signe du « Même » :
Moi, je voudrais vous ressembler, dit alors Siloo brutalement, comme une déclaration d’amour (…). Je ne sais pas dire pourquoi, mais je voudrais bien vous ressembler, répète Siloo. – Comme tu voudras. Alors je te donne l’autorisation de me copier dessus… (p. 60)
Par la suite, Albercadaire se rendra heureusement compte de ce danger; il signale à Siloo que « ce n’est pas très futé de vouloir ressembler à quelqu’un d’autre que soi » (p. 60). Le lecteur comprend par la même occasion qu’Albercadaire devra un jour ou l’autre laisser Siloo grandir tout seul :
Je ne sais pas encore ce que je veux être ni ce que je veux faire. – Je ne peux pas le savoir pour toi (…), il n’y a pas de route à suivre, tu vois ce que je veux dire, il n’y a pas de route à suivre dans ce que je dis. Il faut que tu trouves la tienne. (p. 62)
Albercadaire est aussi celui qui apporte l’espoir d’un avenir meilleur à Siloo. C’est en effet lui qui lui parle de la vie et des pièges qu’il risque de rencontrer. C’est encore lui qui lui explique que le bonheur est dans l’action et pas uniquement dans le rêve :
- Ce qui compte, c’est ce que tu fais, le reste ce sont des mots, des cris, des pleurs, c’est du vent qui souffle et finit par s’arrêter. Parce que le vent finit toujours par s’arrêter ; tu es seul mon petit Siloo, comme moi. Il faut que tu décides de ce que tu veux être. (p. 61) Ce qui compte c’est d’avoir une super carapace pour ignorer la méchanceté des autres, sinon… (p. 51)
L’avenir, Siloo peut également l’envisager grâce aux apports intellectuels de son instituteur. Ceux-ci sont de deux ordres : il y a simultanément un apport langagier et un apport littéraire. Dans L’Ilet-aux-vents, Siloo Bali est confronté à deux langues, celle de ses parents analphabètes et celle de son maître d’école. D’un côté, la koiné de sa mère qui parle de « crochemares » pour cauchemars… D’un autre, celle de son instituteur qui, outre qu’il lui parle le français des gens instruits et qu’il lui sert donc de modèle, lui apprend des tas de mots qu’il ne connaît pas :
La question est incongrue – Monsieur, c’est quoi « incongrue » ? – indiscrète si tu veux (p. 49). En effet, Albercadaire débarquait tout droit de « NotrepayslaFrance ». Montpellier, exactement. Il a écrit ça sur le tableau. Mont avec un t et pellier avec un double l et un r à la fin. (p. 45)
Avant l’arrivée d’Albercadaire, Siloo entretenait certains liens avec la littérature. Il avait par exemple déjà lu huit fois Le vieil homme et la mer d’Ernest Hemingway, ainsi que d’autres livres dont on ne saura jamais rien si ce n’est, comme le pense sa mère, qu’ils vont lui abîmer la vue (p. 9 et 42). Dans la maison des Bali, se trouvent également les encyclopédies Saber que son père avait achetées suite aux conseils du marchand : « Avec les livres, l’avenir des enfants est assuré. Vous verrez, ils vont changer ». (p. 14)
Albercadaire ne va donc pas apporter à Siloo le goût de la littérature, mais la façon de lire cette dernière. C’est ainsi qu’il va lui envoyer deux livres après avoir quitté l’île. Ce départ (« Albercadaire disparut de l’Ilet-aux-vents, comme enlevé par un coup de vent », p. 66.) est la condition sine qua non pour que Siloo puisse grandir. Mais Albercadaire sait qu’il doit encore continuer pendant un certain temps à initier Siloo à la vie en l’aidant à sa forger son identité.
C’est précisément pour cette raison qu’il lui envoie L’Étranger d’Albert Camus et Soufian ou la Révolte de l’oasis, livre qu’il a lui-même écrit. Le choix de L’Étranger n’est pas anodin. Albert Camus est en effet né en Algérie mais de parents français. Il est donc, comme Albercadaire, biculturel à sa façon. De plus, le titre de son livre et l’histoire qu’il raconte sont tout à fait identiques à ce que Siloo Bali ressent : il est étranger au monde qui l’entoure. Azouz Begag nous le signale clairement lorsqu’il écrit :
Cet après-midi de présentation, il a ouvert à l’enfant le royaume fantastique des livres, avec une insistance particulière sur L’Étranger de monsieur Albercamus. À quelques lettres près, l’écrivain portait le même nom que lui (Albercadaire). Il racontait l’histoire d’un homme errant dans sa solitude, sans case, sans patrie, sans famille… Avec L’Étranger d’Albercamus, il avait une histoire de cœurs enlacés qui allait bien plus loin que la similitude des mots. Avec Siloo Bali aussi, maintenant. (pp. 53 et 54)
En lisant ce livre, Siloo va fortement s’identifier au personnage de L’Étranger au point de vivre des passages entiers de ce livre. Il va ainsi s’imaginer devant sa mère morte et, plus tard, devant un tribunal :
Le juge vient annoncer le verdict : Accusé Siloo Bali levez-vous. Le tribunal de vos anciens amis qui vous aimaient beaucoup comme vous étiez vous déclare coupable de trahision d’amitié et vous condamne à crever tout seul comme un chien le restant de vos jours. (p. 58)
Le deuxième livre envoyé par Albercadaire raconte une histoire de racines, une vraie bataille (p. 81) à laquelle Siloo, une fois de plus, va s’identifier. Soufian ou la Révolte de l’oasis raconte la vie d’une oasis, Bledna, qui se défend contre la conquête de l’Algérie par l’armée française commandée par le général Grand et le colonel Robert. Pour briser la résistance menée par Soufian, ceux-ci coupent tous les palmiers, uniques ressources alimentaires et économiques de cette oasis.
Commentant de tels actes, les soldats ne coupent pas seulement les végétaux, mais aussi les racines des habitants de cette oasis. Soufian sera d’ailleurs étêté par les zouaves de l’armée française :
Une seule rafale et Soufian roula inanimé sur le sol de ses ancêtres, devenu poussiéreux et rouge. Il n’était pas encore véritablement mort. Un zouave s’approcha de son corps troué de balles et le retourna à l’aide de son pied, d’un geste de peur brutal. Il tenait à la main droite un grand couteau qu’il passa sous le cou du cadavre pour déchirer la tête. (p. 149)
C’est contre cette coupe qui « cicatrise mal » que se bat Albercadaire ( et par la même occasion Azouz Begag). En offrant ce livre à Siloo, celui-ci essaye en effet de lui enseigner « qu’un homme à qui on a coupé les racines est un homme sans tête » (p. 150), « un homme sans adresse » (p. 74).
La signification des noms
La recherche identitaire dans laquelle est plongé Siloo Bali s’observe également lorsqu’on aborde les noms de certains personnages, authentiques ou non.
Tout d’abord, comment expliquer le prénom pour le moins particulier d’Albercadaire ? Nous sommes obligé d’émettre ici diverses hypothèses. La première étant qu’on y retrouve deux prénoms caractérisant chacun une culture : « Albert » pour la France et « Kader » pour le Maghreb. Ce nom est d’ailleurs attribué à un homme né en France de parents maghrébins. Sa biculturalité serait donc inscrite dans son prénom. Ainsi, en s’identifiant à Albercadaire, Siloo s’identifie à l’union de deux cultures dont il rêve sous l’influence de ses parents et de la France.
Une autre hypothèse, émise par Regina Keil (1995 : 39), doit aussi retenir toute notre attention. Pour elle, Albercadaire « est le nom synthétique oscillant entre Abd El-Kader et abécédaire, qui offre deux modèles d’identification par excellence, traditionnellement en concurrence, voire en opposition ». Nous trouvons d’un côté, « l’école française moderne qui par le biais de la langue et de sa littérature se propose comme voie royale de l’intégration » et de l’autre « Abd El-Kader, le père de l’Algérie moderne » (1995 : 34), a réussi à unifier une partie des tribus algériennes en un État autonome et à repousser les conquérants français commandés par le maréchal Bugeaud.
Le nom de Bugeaud n’est pas non plus attribué par hasard à un personnage de roman. Historiquement parlant, Bugeaud est un maréchal français, considéré comme le père de l’Algérie française suite aux diverses campagnes qu’il a menées en Algérie entre 1832 et 1845. Dans le roman, le nom de Bugeaud est utilisé à deux reprises. La première fois, il est attribué à l’inspectrice médicale qui s’obstine à appeler Siloo par un autre prénom que le sien (« Comment ça va depuis l’année dernière, Samy ? », p. 18). Quand celui-ci lui fait remarquer qu’il ne se prénomme pas Samy, elle lui répond : « Ca ne fait rien. Vous êtes tous pareils à cet âge-là » (p. 18). Le personnage répète ici le schéma du maréchal Bugeaud qui nie l’individualité et ne reconnaît pas la particularité de la culture de « l’Autre » qu’il a devant lui.
La deuxième fois, ce nom désigne la rue où exerce une psychologue contactée par la mère de Siloo, inquiète de l’attitude étrange de son enfant. Une fois de plus, la référence au maréchal sera explicite. Comme l’inspectrice médicale, la psychologue est d’une autre race (« elle a le teint pâle et les yeux marron », p. 137) et très vite Siloo, qui se sent mal à l’aise auprès d’elle, décide de se sauver (« Il faut que j’échappe au piège de Bugeaud », p. 138). En fuyant, Siloo réussit là où les Algériens avaient échoué : il garde son identité avant qu’il ne soit trop tard.
Par ailleurs, les deux commandants de l’armée française qui écrasent la révolte de l’oasis de Bledna portent les noms de Grand (pour le général) et de Robert (pour le maréchal). Une fois de plus, ces noms ne sont pas choisis par hasard. Ils font en effet référence au dictionnaire Le Grand Robert, symbole puissant de la norme orthographique de la langue française. Par ces dénominations, l’auteur nous montre donc que l’acculturation ne doit pas se faire au prix de la perte de sa propre culture, ce qui fut presque toujours le cas lors des différentes colonisations.
Conclusion
L’Ilet-aux-vents est donc bien représentatif d’une littérature où se joue la lutte identitaire dans toute son acuité. L’utilisation de tels ouvrages contribue au processus d’adaptation et se situe dans le droit fil de la mission de l’école. Mais l’identité culturelle comme construction et affirmation par les textes ne concerne pas que les enfants de migrants. Les réactions autour de ces textes et leur confrontation avec ceux issus des littératures de France et de Belgique (dans les cas que nous avons retenus) amèneront les élèves du groupe majoritaire à s’ouvrir à l’altérité et à la diversité culturelle et, par là, à relativiser les normes et les valeurs de leur propre culture.
Pratiquée dans les classes culturellement mixtes, cette pédagogie interculturelle ressortit à la pédagogie différenciée. Elle se veut tout à la fois philosophie éducative (respect des différences) et méthode pédagogique (gestion de la diversité). Elle constitue la voie prioritaire du succès du dialogue en s’appuyant sur le partage des expériences et des cultures vécues par chacun, en sensibilisant à la pluralité des points de vue et en apprenant à prendre ses distances par rapport à ses propres références, sa propre culture. (Collès : 1994)
Références bibliographiques
Begag A., 1986, Le Gone du Chaâba, Seuil.
Begag A., 1989, Béni ou le Paradis privé, Seuil.
Begag A., 1992, L’Ilet-aux-vents, Seuil.
Begag A. & Chaouite A, 1994, Écarts d’identité, Seuil.
Boukhedenna S. (1987), Journal « Nationalité : immigré(e) », L’Harmattan.
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Cet article a été publié dans A. Gohard (dir), "Altérité et identités dans les littératures de langue française", Le français dans le monde, Recherches et applications, n° spécial, Paris, juillet 2004.