À propos de : Arlt et Banana Head au P’tit Faystival – Assiette fleurie de chez Neptune, restaurant bruxellois – Philippe Corcuff, Où est passée la critique sociale, La Découverte (2012) – Un sous-bois, une pluie, du vent, un pétale, …
La table a pris racine dans une maison du village, elle a été transplantée telle quelle sur scène, couverte de sa toile cirée à fleurs qui contraste avec l’attirail électronique étalé dessus. Une table de mixage, un sampler, des câbles, un micro, un ensemble hybride où le plus sophistiqué s’allie aux vestiges d’une technologie d’enregistrement analogique, dépassée, presque fétichiste, lecteur Walkman et collection de cassettes bricolées. Un jeune homme en noir, un peu dégingandé, légèrement voûté, officie, concentré et balancé. Ses mains, ses doigts touchent, frappent, les curseurs, les boutons, les écrans, débranchent et rebranchent les appareils, comme si sa vie en dépendait. Je me suis demandé longtemps si c’était sa nappe qui couvrait la table, s’il l’avait choisie. La musique, en soi, n’a rien d’original, des boucles, des couches superposées, un feuillettage magnétique. On pourrait dire qu’on a déjà entendu ça plus de cent fois. Il travaille avec des sons enregistrés sur cassettes qui ont beaucoup de reliefs, de grains, n’ont vraiment rien de synthétique. Probablement sont-ils une part de lui-même, embrouillée. Il manie ces objets avec rudesse comme on presse des fruits. Il capture quelques arpèges à la guitare électrique et les envoie tournoyer à l’infini dans l’espace. Les boucles tournent et se lovent dans l’éther avec une élasticité épatante agrégeant poussières et particules hypnotisées. Les plages sont longues, répétitives, en anneaux de Moebius. Elles se mordent la queue, les boucles s’avalent et se recrachent mutuellement, rappelant ce mouvement de balancier de l’esprit que rappelle de son côté Philippe Corcuff : pour penser par soi-même, il faut aussi penser contre soi-même. Puis il prend le micro, le porte contre ses lèvres, susurre et psalmodie sombrement. Le chant est l’écho lointain, brasillant au fond des galaxies, de la voix de Ian Curtis. Rongée et introvertie, plus monocorde, dépouillée de sa superbe, n’en gardant que la noirceur sinueuse. Il a cette attitude qui n’appartient qu’à l’âge de tous les culots et qui consiste, se posant sur scène avec sa musique intérieure, à haranguer aussi bien le Ciel que l’Enfer. Parfois il voit le public, se rend compte qu’il est en public et a, alors, un étrange sourire, fugitif. Ce sourire d’adolescent dans sa chambre qui, s’essayant à une partie de air guitar, s’aperçoit en hero dans le miroir. Il ne devrait pas être là. Nous ne devrions pas être là. C’est le genre de numéro que nous ne sommes pas censés voir, que l’on exécute pour soi seul, entre quatre murs, gratuitement, sans calcul, sans espoir de quelque audience que ce soit. Exhibition close sur elle-même, confrontée au vide transi des étoiles. Entendue cent fois et néanmoins unique, neuve. Juvénile et touchante. En règle générale, personne ne s’empare de ce qui a été trop fait si ce n’est pour le masquer, le complexifier, mais ici, non, il le rejoue comme si c’était la première fois que quelqu’un pensait à ce truc, crânement, kamikaze, en revenant à une forme antérieure, vintage et artisanale, transformant une technique pour tous, devenue banale, en une technique à soi. N’ayant pas peur, non plus, d’une part de massacre. Et ça décolle bancale, avec une authenticité rare, celle de l’immaturité, à donner la chair de poule. Comme flanque le frisson la voix tremblée de quelqu’un qui chante dans sa salle de bain, convaincu de n’être pas entendu et se livrant au chantonnement nu parce qu’enveloppé d’abandon. Entendre ce qui n’était pas destiné à être entendu, percevoir la lueur d’un astre disparu, inatteignable, c’est osciller progressivement dans un flou incandescent, égarer quelques certitudes, ne plus savoir d’où l’on entend, d’où l’on regarde.
En regardant le set de Banana Head, je remue le mot « mélancolie » et je me dis que cette posture abîmée et dansée pourrait s’appeler« slow adolescent ». En tout elle aiguise la nostalgie pour quelque chose qui ressemble à ça. Recommencer. Et quelques jours plus tard, je tombe sur ces mots, exactement les mêmes, dans un livre de Philippe Corcuff, Où est passée la critique sociale ? Penser le global au croisement des savoirs. Je recopie le passage en entier incluant une citation de Protagoras, parce qu’il me semble contenir une partie du climat dégagé par ce jeune homme en noir, fragile et bricoleur, entre néant et avènement, nihilisme et nouveau dieu singé : « Le Grec Protagoras (vers 492-vers 422 av. J.C.), démocrate fort injustement décrié par Platon et Aristote pour cime de « sophisme », a donné à l’agnosticisme une de ses premières formulations : « Touchant aux dieux, je ne suis pas en mesure de savoir ni s’ils existent, ni s’ils n’existent pas, pas plus que ce qu’ils sont quant à leur aspect. Trop de choses nous empêchent de le savoir : leur invisibilité et la brièveté de la vie humaine. » Protagoras s’efforce ainsi de se retirer du « jeu de langage » de la croyance, de s’exfiltrer de l’arène où luttent croyants et incroyants, tout en évitant d’infester nos débats d’entités divines. Car, pour lui, dans ce monde-là qui seul le préoccupe, « l’homme est la mesure de toutes choses ». J’entendrai ici « l’homme » non pas au sens de tel ou tel individu particulier, ce qui pourrait mener au relativisme du « tout se vaut », mais au sens global de l’humain, comme configuration socio-historique en mouvements et en lieu de questionnements. Cet agnosticisme revêt chez moi une tonalité mélancolique, dans la conscience historique des fragilités humaines et de ce qui leur échappe. La poitrine bombée des totalismes divins et laïquement divins laisse place au doux balancement d’un slow adolescent, sous l’éclairage modeste de Lumières tamisées… » (Ph. Corcuff)
La cuisine utilisant pétales et herbes sauvages me laisse perplexe. Quelque chose passe dans la bouche d’indiscernable, que j’aime et qu’il m’est souvent impossible de cerner. Une ombre ou une lumière dont je suis incapable de dire ce qu’elles évoquent. Je pense souvent alors à une « saveur placebo ». Sans doute n’ais-je pas le palais assez fin. Il ne capture qu’un sillage estompé, une force éventée. Mais je peux aimer la fraîcheur rebelle, la verdeur irréductible à quelque recette que ce soit, que cela introduit dans un plat. Dernièrement, une fleur de tagète dans un consommé, m’a donné l’impression de manger un peu de cet air parfumé qui flottait près des parterres familiaux, quand nous travaillions à les désherber ou biner. Ou d’absorber une capsule de vent poivré aux abords de grands champs d’où s’élèvent des nuages de pollen. Puis, un monticule de feuilles de petits pois, capucines et pétales de soucis, recouvrant quelques morceaux de poulpe cru – la limite amère de la capucine et de la feuille de pois rejoignant l’iode des tentacules de la bête -, m’a carrément transporté dans l’enfance où une part de nos jeux impliquait de goûter les plantes du jardin et les herbes qui nous faisaient de l’œil dans les prairies et les bois, histoire de vérifier si nous pourrions nous nourrir de ce que la nature offre de cru. Dans la perspective où nous nous trouverions abandonnés ou égarés ! Etait-ce nos lectures qui nous incitaient à tester ce chapitre d’aventure où les témoignages des aînés évoquant la faim endurée pendant la guerre ? C’est ainsi que nous mâchions aussi bien oseille et carotte sauvages, pétales de rose, livèche, plantain, bourrache, chair de cynorhodon… C’est à la fois une pitance qui n’en est pas une, ne nourrit pas son homme – un jeu -, et une alimentation de survie, forcément exceptionnelle, dont le statut fut forgé par l’imaginaire enfantin. Ce qui permet de survivre a plus de prix que ce qui nourrit la vie ordinaire. Le plaisir que j’éprouve à manger des fleurs est celui de manger sans manger, d’avaler du vide suggestif, savoureux, comme dans les conventions de jeux où l’on fait semblant de mâcher des pâtes ou du steak et que l’on en convoque le goût idéal. Le goût qu’ont les fleurs dans mon assiette ressemble à cela. Je l’aurais inventé pour suppléer à une absence en moi et qui pourtant il appartient en propre à la plante. Une sorte de fusion avec le cru floral.
Un pétale de pensée perlé de gouttes d’argent, velours nuit imbibé de pluie. J’ai d’abord cru à un papillon noyé. Réplique d’un brimborion décorant un petit cadre couvert d’un velours grenat dans le salon des grands parents, fine nacre violette parsemée de brillants et de petits coquillages cousus. On y voyait, pas très net, en noir et blanc, un oncle photographié enfant et que je n’avais jamais connu. Je ne me souvenais jamais de l’identité de ce personnage, son lien de parenté avec moi restait ésotérique. Je ne comprenais pas comment il pouvait être oncle de qui que ce soit, n’ayant finalement, quasiment jamais existé !? Un trou dans la filiation et la descendance.
Le sous-bois d’un bosquet où je me faufile à travers un passage d’orties et de ronces m’accueille comme un vaste autel illuminé. Le soleil rasant, à travers les feuilles, projette des feux follets sur les troncs. Vitrail de flammes votives. L’air est humide, chargé de mouchettes, palpable, matriciel, il colle comme de la toile d’araignée. L’impression est que ma capacité de vision s’élargit et embrasse un champ visuel démesuré, exorbitant, littéralement faisant dévier mon orbite. L’œil s’émiette en dizaine d’yeux qui voient chacun plus qu’ils ne peuvent détailler, à satiété, mais il m’est impossible de faire la synthèse de tous ces regards. En fait, je vois tout sans rien distinguer. Trop de détails superposés, imbriqués, de couche de matières décomposées et de couches de jeunes vies en pagaille. Structures végétales complexes, mortes ou vivantes, zones d’ombres et taches de couleurs comme des lambeaux de peaux déstabilisent l’aptitude à stabiliser les contrastes. C’est impossible à voir ou à photographier normalement. Ce qui donne encore plus de prix au travail photographique d’Eric Poitevin, ses magnifiques sous-bois où la moindre fibre, la plus lointaine et la plus égarée strie ligneuse dans les ténèbres, ressort comme une composante essentielle. Précision infernale. Si je renonce à ouvrir l’œil dans le bosquet, par contre, je m’enroule dans une sorte de voile en velours qui anesthésie les sons et les conduit distinctement, lentement, jusqu’au pavillon. J’entends tous les bruits du voisinage mais comme de loin, détachés de leur environnement. C’est le privilège des cachettes bien choisies.
Au sortir du bosquet, bourrasque et averse brutale sur un champ de graminées, à l’arrière de maisons alignées, et soudain un flot de soleil fugace et éblouissant. Dans l’œil, la lumière vive et les traits de pluie ne font qu’un, une hémorragie, collision entre le proche et le lointain, le paysage disparaît quelques fragments de seconde, irradié. Les rafales soulèvent les pollens qui se mêlent aux gouttes. La tempête fouette et tord la lisière du bosquet. Les feuillages retournés affolés se mettent à courir et ourler comme une vague, cherchent à se détacher des troncs, à s’envoler. Ils montrent leurs dessous pâles, argentés, arbres révulsés par une sorte de pâmoison, branches épileptiques. Quelque chose d’animal, l’amorce d’une course vers le vide. C’est beau et ça fait peur, émotion ambivalente. J’ai la même sorte d’émotion quand un chien familier retrousse ses babines, gronde faiblement, un peu d’écume à la gueule et l’échine hérissée, sans que je puisse discerner ce qui l’alerte. Quelque chose qu’il est seul à percevoir. A-t-il peur, est-il en colère, est-il ému ? Par quel appel intérieur ou extérieur est-il ainsi retourné ? Quel aboi du néant ? (PH) – P‘tit Faystival – Arlt – Banana Head – Blog de Philippe Corcuff