Le jeûne de ramadan arrive, accompagné comme de coutume par son festin de séries télévisées, avec cette année une super-giga-méga production sobrement intitulée, du nom du second calife, Omar Ibn al-Khattâb. Présentée dans un clip de promotion (voir ci-dessous, il sera commenté la prochaine fois) sous le slogan « Ramadan nous rassemble », la série a été financée conjointement par Qatar Television et la chaîne saoudienne MBC (Middle East Broadcasting Center, une des plus anciennes chaînes satellitaires, créée en 1991 à Londres et installée depuis 2001 à Dubaï). Annoncé dès septembre 2010, ce projet constitue à ce jour « la plus grosse production arabe », comme le proclame fièrement la bande-annonce : « 30 000 acteurs, plus de 300 jours de tournage… » Ni l’ambiance de ramadan (traditionnellement un moment de trêve dans l’ancienne Arabie), ni le coût certainement très important du budget ne sauraient expliquer à eux seuls cet attelage sans précédent entre deux institutions (para-)étatiques, émanations de puissances pétrolières certainement alliées mais également rivales, à commencer sur la scène médiatique.
Depuis longtemps (au moins les années 1990, si ce n’est avant), le feuilleton télévisé représente dans le monde arabe un enjeu de pouvoir. La traditionnelle domination égyptienne dans l’audiovisuel a ainsi été battue en brèche par la montée en puissance de la création syrienne dans la seconde moitié des années 1990, laquelle est en butte, depuis quatre ou cinq ans au moins, à des difficultés économiques mais également géopolitiques (évoquées par exemple dans ce billet publié en septembre 2007), difficultés bien évidemment particulièrement aiguës dans le contexte actuel à Damas. Ainsi, ce doit être la première fois depuis très très longtemps que la programmation de ramadan sur Dubaï TV ne comporte aucune production syrienne. Il ne s’agit pas du tout d’un boycott, s’empressent de préciser les responsables, mais d’encourager la création locale (article en arabe sur Al-Arabiyya). « Le Golfe d’abord ! » a-t-on décidé, pour que les pays de la région occupent sur la scène des industries culturelles la place qu’ils tiennent déjà dans le domaine économique et stratégique.
Mais la concurrence n’est pas seulement arabe. Sur le segment très particulier d’une consommation télévisuelle très « rituelle », à la fois coutumière, dans tous les sens du terme, et identitaire, les séries américaines sont hors-jeu, et même les séries turques (voir ce billet), qui continuent à se tailler un beau succès « en temps normal ». Mais justement, ramadan n’est pas un mois ordinaire ; c’est une période de ressourcement durant laquelle les liens, familiaux et sociaux, se resserrent, pour retrouver le sens d’une communauté dont la représentation imaginée (la célèbre imagined community de Benedict Anderson) continue à hanter les représentations politiques de la région quoi qu’on en pense et quoi qu’on en dise.
Cette exaltation du patrimoine commun à la nation a pu souvent se faire, même si c’est aujourd’hui un peu passé de mode, en jouant sur la fibre politique, la cause palestinienne assumant ainsi une sorte de rôle fédérateur des différents publics arabes. La veine nostalgique a aussi beaucoup été exploitée, ce dont témoigne l’énorme succès, plusieurs années de suite, de la série culte « à la syrienne » (shâmi) de Bab al-hâra. On peut également passer à la moulinette biopic toutes les grandes figures de l’histoire locale, ancienne et récente, de Nasser (billet ici) à Hassan el-Banna, le fondateur des Frères musulmans (billet ici) en passant par le roi Farouk, pour s’en tenir au cas égyptien.
Enfin, la gamme des mythes fondateurs peut puiser dans le riche réservoir des figures plus ou moins sacrées. Mais comme au cinéma avec les tentatives – parfois très anciennes, inspirées de la geste prophétique (voir ce billet où il est notamment question d’Al-Risâla et d’un projet turc qui aurait pu voir le jour en 1935 !) –, la mise en image des hauts faits de l’islam pose le problème, évoqué à maintes reprises dans ces billets (voir par exemple ici), de la représentation des personnages considérés (ou non) comme sacrés. Bien entendu, Omar ibn al-Khattâb n’échappe pas, avant même sa diffusion (!), au lot de discussions, justifications, condamnations qui accompagnent rituellement ce type de projet en Arabie saoudite (article dans le Saudi Gazette) ou ailleurs (article en arabe dans Al-Akhbar à propos des protestations au Koweït).
Au regard des enjeux de puissance liés aux industries modernes de l’image, ce qui ne devrait être qu’un strict problème de doctrine à propos du caractère licite ou non de ces représentations des prophètes et autres figures saintes prend une dimension très polémique et politique dans le cadre des tensions entre les versions sunnites et chiites de l’islam. Comme ces dernières acceptent, depuis longtemps (voir ce billet), une interprétation beaucoup plus ouverte que celle des sunnites (surtout dans la version wahhabite), elles ont un incontestable avantage dans la guerre d’influence par feuilletons interposés, et les productions iraniennes, plébiscitées par le grand public, ont occupé une place de choix ces dernières années dans la programmation de ramadan des chaînes arabes (voir ce billet).
Mais comme l’année dernière à l’occasion de Hassan, Husayn et Mo’awiyya – un feuilleton rappelant les événements tragiques pour la mémoire collective chiite de la mort des fils de ‘Ali, le quatrième calife de l’islam, tués par le fondateur de la dynastie (sunnite) omeyyade –, le conflit tourne aussi sur l’interprétation de l’histoire véhiculée par un récit imagé qui a vocation à s’adresser aux foules, non seulement arabes mais musulmanes…
(à suivre)
Pour patienter, la page de présentation de la série sur le site de la MBC, où figure notamment une vidéo de promotion/justification qui mérite commentaires…