Véritable pendant à “l’autobiographie” de Carl Gustav Jung “Ma vie, Souvenirs, rêves et pensées – Recueillis et publiés par Aniéla Jaffé” (1963 Pantheon Books, 1973 Gallimard), cette biographie-somme conçue par Deirdre Bair (déjà auteur des biographies de Samuel Beckett, Anaïs Nin et Simone de Beauvoir) permet enfin d’acquérir une véritable connaissance complète de la vie du père de la psychologie analytique (né le 26 juillet 1875 et mort le 6 juin 1961).
JUNG, Deirdre Bair, Grandes biographies, Flammarion, 2007/2011
C’est sous l’angle de la controverse que se pose d’emblée l’ouvrage de Deirdre Bair, comme elle l’explique dans son avant-propos p12 : “Pendant mon travail de rédaction, on me demanda souvent de quoi parlait mon livre. Consciente de la controverse suscitée chaque fois que le nom de Jung jaillissait au cours d’une conversation, même banale, je répondais en plaisantant qu’il y aurait pratiquement dans chaque page matière à s’offusquer. Maintenant que le livre est terminé, je peux le confirmer : les partisans de Jung sont aussi nombreux que ses détracteurs”. On peut alors s’étonner en se demandant jusqu’où s’étend le fossé existant entre cet écrit contemporain objectif (car rédigé par une biographe et non par une disciple de Jung) et la fameuse autobiographie de 1963? La réponse est à trouver à la fin de ce bel ouvrage de presque 1000 pages : cette autobiographie a surtout été écrite, remaniée, tronquée, transformée… par Jung lui-même (en proie à la difficulté d’assumer l’entière vérité d’une vie faite de secrets, comme parler des autres femmes de sa vie en dehors de son épouse Emma : Sabina Spielrein et surtout Toni Wolff) ; par Aniéla Jaffé, chargée d’organiser l’ouvrage en tant qu’assistante et conseillère de Jung ; par une multitude d’intervenants divers et variés issus du monde de l’édition ; par les enfants et héritiers de Jung enfin, qui en véritables suisses ne souhaitaient pas faire apparaître la personnalité “intime” de leur père au sein de cette œuvre.
C. G. Jung, Ma vie, Gallimard 1966/1973
44 ans après ce lourd accouchement (posthume) de “Ma vie”, Deirdre Bair impose son travail précieux comme héritage de tous les travaux titanesques conduits tout au long de leurs vies par C. G. Jung lui-même et ses disciples. Car si “Ma vie” est “l’histoire d’un inconscient qui a accompli sa réalisation”, cette biographie est définitivement l’histoire d’un grand homme qui a su accomplir son individuation. Là encore, lorsque la passionnante lecture de “Ma vie” sait nous accompagner jour après jour comme le ferait une sorte de présence amie douce et chaleureuse, cette biographie impose un rythme forcément plus âpre ainsi qu’une distance nécessaire à l’observation objective. C. G. Jung se fait ici plus homme et moins sage, plus lourd dans toute son imposante allure et ses rapports hautement compliqués avec ses pairs (surtout les hommes), moins mythique aussi, mais tout aussi “présent”.
Finalement, peut-être serait-il bon de considérer ces deux ouvrages comme les images les plus accessibles au jeu des deux personnalités qui constituent l’homme selon C. G. Jung : une personnalité n°1 terrestre, celle de l’homme d’ici-bas, du rapport à la terre et à la pierre (qu’affectionnait tant C. G. Jung), aux hommes, dont toutes les strates seraient présentées dans cette indispensable biographie de Deirdre Bair ; et une personnalité n°2, celle qui nous est donnée à voir de “Ma vie, Souvenirs, rêves, pensées”, mystique, sage, quasiment “alchimique”, proche de la puissance créatrice de l’anima, de cette “ombre” ou du daimon créateur visible aussi, par exemple, au coeur du Commentaire sur le Mystère de la fleur d’or ou du fameux Livre Rouge.