Migrations
Texte librement inspiré de Benjamin BondParis n’aura pas eu raison de moi. Boston non plus. Ni le Connecticut.
Je suis comme le papillon Porte-Queue, je migre vers le haut. Je reviens à ma source fraîche de St-Laurent. À mes amis parfois à couteaux tirés. Mais que j’aime tant.
Non, Paris et ses assauts répétés, sa morose beauté, ses souvenirs en échardes lancinantes ne m’aura pas tué. J’en garde même le pincement des masochistes qui rêvent d’y retourner. Il faut aimer ça, le luxe payé en douleurs.
Et Boston, tout avant, avec sa frénésie, son stress palpable, mais son génie : je peux pas oublier. Ça fait bien des traits tirés sur ma cartographie pour retrouver tous ceux que j’y ai laissés. Pouf. Comme une bombe, c’était fini. Une partie de ma vie s’est éclatée sur l’Amérique. Presque impossible à retracer.
Sans t’oublier Connecticut, pourtant pas si loin, mais si profond. Si évadé du reste du monde. Si précis dans les mots. Si angoissé. Si magouilleur. Le grand cirque linguistique. C’était à voir, ma plongée dans ma réclusion d’esthète du langage. Venez avec moi au cœur de la forêt des hautes études ! Mais la passion s’en est allée lentement, le sens s’est évadé tranquillement en vagues successives sur les côtes de Essex ou de New London. Et je suis revenu.
Je ne migre plus. C’est fini. Je refuse de bouger. Je reste. Je m’installe. Je fais mon nid.
***
Aujourd’hui, ce n’est pas moi qui part, c’est lui. Je l’aide à tout ranger, à soigneusement remiser. Je l’aide à s’en aller parce qu’il le faut. Pas parce que je l’ai voulu vraiment. J’aurais souhaité qu’il reste encore pour se blottir. Pour la tendresse. Mais les migrations pulsent trop vivement. Et il doit vivre. Il doit partir.
C’est étrange comme je me reconnais chez moi, dans mon palais déserté. L’espace, les tissus, les odeurs. Tout cela, c’est à moi. C’est mon nid. C’est la preuve que je vis. Que je pulse aussi. Même si je ne bouge plus. Parce que j’ai tout bâti autour de moi. Cette maison me ressemble et me sourit. Je ne bouge plus. Je reste ici.
Je peux regarder mes amis en face. Je les considère avec tant de lucidité. Mais il faut me rappeler toujours qu’ils sont changeants. Car même s’ils restent, même s’ils ne migrent pas, c’est toute une épopée intérieure qui se fait en eux. Et en moi aussi.
Je considère ma vie dans cet instant fugace, et je sens sur ma peau tous les passages, tous les coups de vents des voyages, des arrivées et des départs. Je vois ma chambre désolée qu’il soit parti. Mais la tristesse n’est plus. Je vois au-delà. Par-delà les murs qui me retiennent. Je laisse les traces de sa vie tomber sur la mienne, comme un voile fin qui s’imprime sur ma peau humide et ne fait plus qu’un. C’est l’expérience déposée.
Je suis plus grand que j’en ai l’air. J’irradie de toutes mes sources. Les points cardinaux se déploient et soufflent. J’ai des attaches sur tout le continent et plus loin encore. Je suis moi-même et tout ce que j’ai vécu. Et je reste. Je me fixe un moment.
Une statue de calme.
***
J’ai lu dans le journal ce matin que le papillon Grand Porte-queue allait venir s’installer chez nous. Il fait trop chaud trop vite, il paraît. Il change d’habitat. Et bien, je vais l’accueillir. S’il veut venir s’installer chez nous. Il sera le bienvenu. Il me racontera son voyage. Il me dira comment s’est passé sa migration. Je lui dirai les conseils du sage. Et les bonnes adresses à visiter. Sans oublier un bon livre pour se déposer la tête.
Je sors. Je m’en vais sous le soleil brûlant. Dans le corridor, une vapeur ocre comme des ailes en mouvement.