Le fait serait-il regrettable ? L’Histoire, de ce point de vue, donne raison aux pessimistes, à ceux qui de progrès ne connaissent que l’accroissement du mal, aux défenseurs de “ce qui est” contre la divagation des projections téléologiques. Le réel, conservant son droit, rend à la revendication “réaliste” un hommage funeste. En toute rigueur, on ne saurait dissocier l’idée de révolution, en général, du désastre politique qui lui succède, dans le réel. A un point tel que toute aspiration révolutionnaire devrait désormais se penser à l’aune de l’échec à venir, comme lui étant promis, comme si ce mouvement déceptif en figurait l’essence.
A contrario, devrait-on espérer qu’à force de leçons, l’idée de révolution perde une fois pour toutes, en définitive, les effets d’attirance et d’enthousiasme qu’elle produit encore trop communément ? Comme s’il s’agissait d’une notion-sortilège, dont nous aurions à nous désenvoûter. La Révolution française, dont on fait le réal-type de toute révolution (et à partir de laquelle s’institue leur concept), connaît ses contradicteurs. Mais les siècles passent et les contradictions se tarissent à mesure que se posent de plus pressants problèmes. Je ne souhaite pas entrer dans le débat, vif, difficile et immense, qui consiste à déterminer des liens entre la situation actuelle et l’événement 1789. Mais s’il me faut prendre quelque part position, le lecteur aura deviné (au vu du constat que je me suis cru en droit d’établir) que je partage la défiance du contre-révolutionnaire bien davantage que l’engouement du progressiste. Dans l’opinion qui continue de chanter les gloires du soulèvement des masses contre l’ordre établi, j’aurais tendance à voir une obstination blâmable, un aveuglement idéologique, ou la duperie d’un désir infantile qu’arrange le refus du réel. Cependant, je conçois encore plus clairement la stérilité du schéma binaire “progressiste/contre-révolutionnaire” – stérile en tant qu’il enferre l’un et l’autre parti dans le jeu d’un renvoi sans issue -, et je souhaite surtout éviter de me cantonner à une posture de pure antinomie.
En ce sens, si la méfiance du pessimiste m’apparaît indispensable, comme un impératif de probité (consistant à admettre le réel quand il se présente et tel qu’il se présente, et à ne pas composer sans lui), la même probité m’oblige à tenir compte, en même temps, de ce que l’idéal révolutionnaire contient de légitimité. Si le réel, quand il se politise, ne fait aucun cas de ce qui le justifierait du point de vue éthique, prôner en conséquence le renoncement à tout changement revient à exiger au-delà du supportable, et relève à mon sens d’une exigence non moins “contre-nature”. Précisons : si, au regard de la persistance du réel à nier nos idéaux (que le réel remet à leur juste place : celle de l’illusion), il apparaît contraire à toute raison de donner foi – sans autre gage que celui d’une aspiration, si légitime soit-elle – à l’idée révolutionnaire, il doit apparaître, de la même manière, contraire à toute raison de dénier au peuple le droit d’aspirer au changement, lorsque l’ordre établi maintient le peuple dans une situation qu’il ne peut décemment supporter. Ainsi, par-delà les vieux antagonismes, c’est à ce niveau hautement paradoxal que saille la pointe du véritable problème. L’espace ici accordé ne me permettra évidemment pas de le résoudre. Je me contente de l’énoncer dans l’optique propédeutique d’en dégager quelques implications essentielles.
Simplifions tout de même : le problème consiste à chercher l’issue du conflit où s’affrontent, d’un côté, la teneur incoercible du réel et de sa “leçon”, de l’autre, l’impérieux motif de changement, où trouve à se légitimer l’idée de révolution. Il n’est pas correct d’affirmer, comme on l’entend parfois, que l’idée de révolution procéderait d’un pur hasard, ou d’un pur délire dont l’Histoire pourrait tout bonnement se dispenser pour se poursuivre sans heurt. C’est toujours sur le fond d’une situation réellement critique, (et/ou) réellement vécue comme telle, que germe l’aspiration révolutionnaire. Or, telle observation ne laisse pas d’induire, sous une forme ou sous une autre (strictement causale ou autre) la perspective d’une certaine nécessité. Tenir compte du réel, c’est aussi tenir compte de ce que le réel comporte de contradictions (au moins apparentes), notamment quand il fait jouer la nécessité contre la nécessité. Non moins idéaliste que le progressisme est la position du contre-révolutionnaire identifiant le régime établi à un ordre des choses sub specie aeternitatis. Le réel, considéré sous l’angle historique, ici encore, dément cruellement les prétentions à ce genre de stabilité suprême. L’erreur du raisonnement contre-révolutionnaire consiste à tirer de l’échec systématique des révolutions la conclusion suivant laquelle toute aspiration au changement doit être considérée comme intrinsèquement mauvaise. La méfiance envers l’idée de révolution est justifiée par les faits, mais elle ne doit pas conduire à cet écueil, qui ne signifie rien d’autre qu’un idéalisme inversé.
Notons qu’entre ces deux positions antagonistes, dont nous pressentons la caducité, il n’y a pas de problème d’entente quant au concept même de révolution. L’accord, à cet égard, ne saurait être meilleur. Dans un cas comme dans l’autre, on mobilise exactement la même idée, telle qu’elle se concrétise dans les révolutions historiques et dont nous entretenons la mémoire, selon les descriptions et l’imagerie que nous lègue le grand “reportage universel”. Peut-être serait-ce à l’aune de cette entente que nous entreverrions l’issue. Peut-être cette entente dissimule-t-elle l’ouverture que nous cherchons, et qu’ainsi, nous la devinerions moins dans le jeu bruyant des postures antagonistes que dans la discrétion de ce parfait consensus. Discret parce qu’impensé. La tâche consisterait alors à ré-élaborer le concept de révolution lui-même (à le “révolutionner”, oserait-on dire), suivant des conditions que, de par leurs postures respectives, ni le progressiste ni le contre-révolutionnaire n’auraient su mettre en oeuvre. On s’aperçoit aisément, par ailleurs, que les théoriciens de la pratique révolutionnaire (de Lénine à Mao Tsé-Toung, soit les volontaristes en passe d’action – et je ne parle pas de Marx et d’Engels qui théorisent la théorie de la pratique elle-même, ni des philosophes qui n’en théorisent que les doctrines, ni des penseurs qui théorisent après-coup) posent la question de la révolution en aval d’un champ idéologique qu’ils considèrent comme une sorte d’acquis, et accordent la part la plus importante aux interrogations d’ordre pragmatique, quant à la possibilité du passage à l’acte au regard de l’environnement objectif. Sous l’impulsion d’un empressement qu’il conviendrait également d’examiner, les protagonistes de l’avant-poste révolutionnaire ne se sentent pas l’obligation d’approfondir préalablement le concept de révolution et d’en appréhender le risque (ils n’en savent que la chance).
De la question Que faire ?, d’où se détermine toute une série de considérations sociologiques et pragmatiques, et qui se pose plus exactement comme la question : “que faire pour qu’éclate et s’accomplisse la révolution ?” – en un sens où la question implique déjà la réponse (que faire ? : la révolution !) -, viendrait peut-être le moment de passer à la question Comment faire ?, en un sens certes pragmatique, mais d’une pragmatique d’ordre fondationnel, en vue d’une reprise radicale. L’idée de révolution, mais reprise au point où Marx l’avait prise avant d’en théoriser la pratique : c’est-à-dire au niveau du motif et, à la différence notable de Marx, forte de la conscience d’un réel défavorable aux pratiques révolutionnaires déjà maintes fois expérimentées. Dans l’idée que le concept de révolution se nourrit jusqu’à présent d’une représentation qui n’en épuise pas les possibles ; dans le dessein d’orienter l’aspiration révolutionnaire vers d’autres pratiques.
Afin de ne pas en rester à de simples suggestions, je me permets de proposer, dès à présent, quelques pistes qui me paraissent prometteuses :
- Négativement : la critique de la théorie révolutionnaire marxiste ne doit pas craindre de s’étendre à la question de la lutte des classes, et plus spécifiquement à la question du prolétariat. Seule une niaiserie insensée peut encore croire sérieusement en l’idéal d’un soulèvement prolétarien, inexorablement destiné à libérer l’humanité entière de ses chaînes. Le prolétaire du marxisme, figé en sa stature de prototype révolutionnaire, demeure bien trop éloigné d’une réalité faite non seulement de classes mais aussi d’individus. Et si la notion de “classe” a le mérite de mettre en lumière un grand nombre de réalités sociologiques et économiques indiscutables, l’erreur du marxisme consiste à l’élever au rang d’un point de vue absolu, donnant accès à la totalité du réel, et capable de (pré-)voir, de prophétiser, en tant que destinée inexorable, les bienfaits de la société à venir. Pas davantage que les classes bourgeoises ni aucune “classe” d’aucune sorte, le prolétariat n’aurait à assumer, comme par essence, la responsabilité de l’acte révolutionnaire (si tant est que la dichotomie du prolétaire et du bourgeois tienne encore, et rien n’est moins sûr ; il semble que la configuration des divisions de classes se soit beaucoup complexifiée).
- Positivement : il serait souhaitable que la révolution cesse de se penser comme affaire de “classe”, de groupe, de clan, mais qu’elle devienne l’affaire d’une incarnation bien concrète : affaire personnelle, personnifiée. Le motif d’un changement, non plus suspendu à l’abstraction des masses, mais assumé, en chair et en os, par des personnalités porteuses d’une aspiration éthique radicale. Noter que l’expression “affaire personnelle” ne doit pas faire croire qu’il s’agit pour autant de n’importe quelle lubie, propre à n’importe quelle individualité. Les personnes dont il est question doivent pouvoir s’associer, et trouver leur légitimité dans : 1. un ancrage dans le réel objectif, sous forme de contact permanent avec les réalités sociologiques, économiques et culturelles où se décident les enjeux critiques du temps présent ; 2 : le dialogue avec et le recueil de l’opinion publique, autant que possible, en distinguant ce qui relève d’une opinion pérenne, consistante, dont on peut faire quelque chose, et ce qui relève de la propagande médiatique, de l’actualisme et des fluctuations qui lui sont liées. Affaire de personnes car, pour mieux dire : la révolution n’est l’affaire de personne en particulier (d’aucun type de personnes en particulier).
Cette individualisation de l’engagement révolutionnaire ne se confond pas avec de l’individualisme, mais s’appuie sur l’idée selon laquelle les vertus émancipatrices de la subversion détiennent leur justification éthique d’un élément libéral : la possibilité d’un libre déploiement personnel, que ne résorbe et ne réprime pas la force du collectif. A quoi correspond l’idée selon laquelle c’est l’organisation sociale, la communauté, qui doit pouvoir fournir les conditions de cette liberté. L’individu n’est pas dissocié de sa condition communautaire (libéralisme) mais ne s’y trouve pas non plus confondu (communisme, communautarisme). Plutôt que d’individualisation, il vaudrait donc mieux parler d’autonomisation ou de personnification de l’engagement révolutionnaire : en fonction de la loi que chacun reste libre de se donner (ou non), et qui ressemble certainement à ce que les anciens appelaient “loi naturelle”, en insistant désormais sur l’incommensurabilité de l’impératif éthique qui s’y fait jour (soit l’obligation envers autrui, d’en considérer le droit à l’existence, de lui faire place).
L’aspiration révolutionnaire vise le changement au sens le plus fort : bouleversement, radicale transformation. A l’ordre en place qui, d’une manière ou d’une autre, s’est rendu invivable, on espère substituer une réalité meilleure. Peu importe de savoir à quel point cette réalité serait ou non “ordonnée” : l’essentiel étant que le monde redevienne vivable. Mais comment faire ? Un renversement massif et violent n’est pas souhaitable, puisque nous savons qu’à l’horizon, implacable, nous attend le destin du pire. Faut-il puiser dans le corpus des théories dites de la “révolution non-violente” ? Elles ne sont pas dépourvues d’intérêt. Mais elles ne nous intéressent que peu en l’occurrence : peu, tant qu’elles entretiennent avec la représentation traditionnelle du concept un rapport d’antithèse et non de refondation. Plus concrètement, la théorie d’une révolution “non-violente” focalise le problème sur la question de la violence, et tend à masquer la dimension nécessairement violente impliquée dans toute forme d’authentique subversion (y compris dans les formes de la subversion théorique). A la violence d’un ordre devenu intolérable, le révolutionnaire répond par une violence au moins aussi terrible. A mon sens (peut-être la question mériterait-elle de plus amples développements), le concept de révolution exclut de soi les velléités pacifistes, et le pacifisme ne fait que s’ajouter au bas de la liste des idéalismes à éviter. Si vis pacem, fac bellum.
La violence révolutionnaire s’est trop souvent traduite dans les formes de la plus crasse barbarie. Le concept transporte l’image de cette foule fanatisée, galvanisée par des mises en scène morbides, et toujours plus avide de voir couler le sang. A l’appel des lendemains qui chantent (et qui, en vérité, déchantent), le peuple ne se retient plus : de peuple il devient foule, d’enthousiaste il devient hystérique, de libérateur il devient meurtrier, et nous comprenons déjà, en l’observant, comment l’idéal de l’émancipation passe et succombe dans la réalité d’une tyrannie sans mesure. Elle a fait son temps, cette vieille opinion, prescrivant de confier à la masse les armes et les prérogatives de la révolution, ici réduite au paroxysme événementiel du simple coup d’Etat. D’où la nécessité de trouver des formes d’expressions qui la préservent de sa déchéance en criminalité : la subversion doit prendre soin d’elle-même. Rien n’est plus exposé au risque de la barbarie : dans l’étrange vis-à-vis du pouvoir auquel elle fait face, comme pour lui tendre un miroir, elle se trouve sans cesse menacée d’en épouser les aspects les plus vils et les plus injustes. Nombre de subversions s’émoussent à mesure qu’elles deviennent les reflets grotesques et déformés de cela même qu’elles condamnent. D’où la nécessité d’une force subversive capable d’une exigence critique et auto-critique telle qu’aucune masse abstraite ne saurait lui fournir. Force portée, comme nous disions, par quelques intelligences dotées de cette faculté d’exiger pour soi-même le plus endurant des perfectionnismes. “Révolutionnaires sans révolution”, pourquoi pas, si cela signifie : révolution par le haut, et non par le bas. Car un changement radical, une transformation profonde de l’ordre des choses, pour être favorable, suppose que les choses changent non seulement au niveau du pouvoir en place, mais plus profondément au niveau de la culture et de l’esprit (auxquels j’accole ici les thèmes très généraux de l’institution, des moeurs et des “mentalités”). Contre ceci, anti-cela : la révolution n’a pas vocation à cette pure négativité dans laquelle la tiennent encore nombre de théoriciens post-marxistes. Elle n’a pas non plus vocation à faire assister la foule à l’immédiateté d’un renversement spectaculaire (coup d’Etat, coup d’éclat). Mais elle doit permettre à tous, à chacun de se tourner vers quelque chose de désirable, d’aimable, ne requérant de destitution qu’à la condition de pouvoir s’instituer. Peut-être qu’en ce sens la vertu à promouvoir serait celle d’une patience révolutionnaire. L’action compte moins dans ses effets immédiatement perceptibles qu’au titre de ce qu’elle réalise en sous-bassement, dans un temps plus long : le retournement qui s’opère à l’ombre des fondations.