Stratégie et téléonomie
La stratégie peut être définie de manière liminaire comme la liberté de conduire l'action. Mais cette liberté est impersonnelle. La stratégie n'est pas la faculté d'un grand meneur ou d'un capitaine de l'action. Elle est le symptôme de son propre fonctionnement, elle est produite par ce qu'elle fait. C'est l'action elle-même qui révèle cette liberté en tant qu'intention ou motif stratégique. Pour le dire autrement, le contenu stratégique d'une action est toujours « à la fin » (résultat) et non « au début » (plan). Il y a comme une fixation d'être qui manipule le réel pour lui donner une direction. Et c'est en tant que cette direction peut être ramenée à une liberté – c'est-à-dire être considérée comme un dessein – qu'elle devient stratégique. En ce sens Philippe Baumard a raison de comprendre la stratégie comme « la capacité de définir une raison d'être – un dessein – qui assure la pérennité et l'épanouissement de ce qui est, et de ce qui sera » (Philippe Baumard, le vide stratégique, 2012). La stratégie est porteuse d'un projet et d'une fin, elle est projective et téléonomique (Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, 1970).
Jacques Monod indique à propos de la notion de téléonomie qu'elle « implique l'idée d'une activité orientée, cohérente et constructive ». Voilà bien des attributs dont on peut sans mal habiller le processus stratégique. 1) L'orientationémerge de cette liberté ou volonté d'agir qui est consubstantielle à la stratégie, cette « obsession » comme disent Hamel et Prahalad (voir leur article « Strategic Intent »), ce vers quoi tend ou fait tendre un processus stratégique. 2) La cohérence, elle, est le fait des liaisons et des articulations entre les éléments que la stratégie met en branle pour pousser son orientation. 3) Enfin, la stratégie participe à un effort de construction et même d'auto-construction qui pousse en avançant selon « l'invention indispensable pour trouver, avec des outils nouveaux ou renouvelés, la solution future correspondant à une situation future appréciée » (Général André Beaufre, Introduction à la stratégie, 1963), un processus « qui échappe à toute règle » et doit « exclure la routine », « faire appel à l'imagination » (Ibidem). En effet, la stratégie invente et construit pour faire face à ce qu'elle ne maîtrise pas, et mener jusqu'au bout l'orientation qu'elle s'est fixée. Sur la base de son élan stratégique, elle implique d'élargir ses possibilités au-delà de leurs propres limites.
En bref, la stratégie trace des lignes, relie des points, forme des plans et des volumes selon un schéma qui ordonne ou agence le réel. Elle fait varier le monde d'après un projet (orientation), et implique une action globale organisée (cohérence) par la transformation de l'existant (constructivité).
Cybernétique stratégique
Quand on parle de stratégie on a tort de se focaliser sur le stratêgόs (στρατηγός) au détriment du stratόs (στρατός). Car la stratégie a avant tout affaire à un collectif, un bataillon, une multiplicité, et non à un commandant génial. Elle n'est pas un sujet qui ordonne, elle est elle-même tout-à-la fois commandement et obéissance, productrice de rapports et de connexions. Elle est un art de composition et de recomposition du complexe. Elle branche des éléments dispersés sur un même plan. On ne reconnaît pas une stratégie à son stratège mais à son fonctionnement.
Prenons deux composantes apparemment distinctes : le plan Marshall et la création de l'OTAN après 1945. L'élément « plan Marshall » et l'élément « OTAN » marchent sur un même mode stratégique et sont couplés pour ainsi dire à une même machine, un même dessein : stopper l'invasion de l'Europe par l'URSS et affaiblir son influence sur le continent. Ici, c'est la connexion qui est stratégique et non le général George C. Marshall, père du plan éponyme, ou les instigateurs du traité de l'OTAN. La cohérence de l'activité stratégique repose sur un maillage d'éléments hétérogènes qui « tiennent ensemble » dans une unité fonctionnelle transitoire.
En cela toute stratégie peut être démontée selon des mécanismes de causation, de rétro-action ou de transformation. Elle a une fin – une utilité pourrait-on dire, et elle branche des fonctions connectives et connectées dans le but d'arriver à cette fin. On peut dès lors imaginer une cybernétique stratégique qui prendrait en compte l'ensemble des mouvements de contrôle et de pilotage qui définissent une stratégie. Comprendre ce qui fait quoi, ce qui produit quoi, et dans quel ordre : voilà la base de toute analyse stratégique.
La stratégie consiste en un maniement du collectif ; elle doit créer non pas des organes mais des fonctions. Par exemple une fonction sensitive qui prélève des informations dans l'environnement (Michael Porter parle par exemple de « système de renseignement concurrentiel » (« Competitor Intelligence System »)), une fonction interprétative qui traite ces informations, une fonction cognitive qui les stocke et les transforme, etc. Ces fonctions sont le fait d'un maillage complexe réalisé par la stratégie. L'important ici n'est pas la structure mais l'agencement fonctionnel, c'est-à-dire ce que la stratégie est capable de faire et de faire faire dans la limite de conditions déterminées.
La stratégie est machine
Parti d'une liberté a-subjective impliquant une téléonomie stratégique, pour arriver au maniement d'un collectif d'où émerge une cybernétique stratégique, il nous faut à présent relier ces éléments à ce dont-il-est-question, à savoir la machine stratégique. Car c'est bien du fonctionnement d'une machine dont il s'agit depuis le début. La stratégie est machine. Non pas en un sens métaphorique mais bien en un sens plein et consistant ; la stratégie-machine a ses pièces, ses couplages, ses flux, ses branchements, ses pannes, ses ratés, etc.
Pour rendre compte de ce caractère machinique de la stratégie, intéressons nous aux perspectives théoriques et opératoires issues du travail de Jacques Lafitte. Jacques Lafitte est l'auteur de Réflexions sur la science des machines parut en 1932. Il y pose les bases d'une étude normative des machines qu'il appelle « mécanologie ». On a coutume d'exposer sa vision biologiste ou évolutionniste des machines – entendue au sens restreint d'objet technique – dans laquelle les machines posséderaient des lignées d'évolution comme les êtres vivants. Dans le cadre de cet article, ce qui va plutôt nous intéresser est la classification qu'il propose entre les types de machines.
Il y aurait donc selon Lafitte trois types primaires : machines passives, machines actives, machines réflexes. Et dans chacun de ces types on trouve plusieurs classes :
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Pour les machines passives : les constructions vasculaires, les constructions réticulaires, les organisations primitives
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Pour les machines actives : les machines réglables, les machines distribuées, les machines dirigées, les machines-outils
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Pour les machines réflexes : les machines réflexes (proprement dites), les machines variables, les machines limitées
Cette classification très générale laisse la voie libre à une application étendue à toute sorte de machine, et donc aux machines stratégiques. Prenons par exemple la définition que Lafitte donne des machines réflexes : « Je considère comme machine réflexes les machines […] qui jouissent de la propriété remarquable de voir leur fonctionnement se modifier selon les indications, qu'elles perçoivent elles-mêmes, de variations déterminées dans certains de leurs rapports avec le milieu qui les entoure ; qui doivent cette propriété à l'existence, dans leur organisation, d'organes ou de systèmes d'organes différenciés, plus ou moins développés, leur permettant de percevoir ces variations et d'en transmettre les effets à leur système transformateur fondamental ». D'un point de vue stratégique, il s'exprime ici l'idée d'une réaction à l'environnement que l'on retrouve par exemple dans ce que Mintzberg a appelé « L'école environnementale » (Mintzberg, Ahlstrand, Lampel, Safari en pays stratégie, 2009) ». On peut également dessiner comme cela des parallèles – ayant valeur d'identité dans les principes – avec les machines actives et passives. Ainsi on reconnaît comme machines actives, définies comme capables de transformer un flux d'énergie extérieur sans pouvoir modifier pour autant leur fonctionnement interne, des stratégies de type guerrier qui s'intéressent aux mouvements concurrentiels et offensifs au détriment de la capacité interne d'innover. Ce type de machine stratégique étant particulièrement utilisé chez les grandes firmes leaders sur leur marché afin de conserver leurs avantages. En ce qui concerne les machines passives, celles qui fonctionnent tout en subissant leur environnement, on en trouvera la trace dans des stratégies basées sur des analyses statiques de type SWOT ou Porter.
Nous ouvrons donc ici la possibilité d'une typologie classificatoire des stratégies selon leur fonctionnement propre. On pourra s'intéresser notamment au perfectionnement des machines stratégiques selon leur degré d'autonomie et de réactivité sur le même mode que les machines techniques. Une solution contemporaine aux problèmes de l'action d'une organisation pourrait ainsi être trouvé dans l'avènement de « robots stratégiques » capables de porter à l'autonomie certains groupes transversaux et décentralisés dans une organisation de sorte que les décisions soient prises de manière moins hiérarchiques et plus réactives. En cela, l'intuition de « l'organisation hypertexte » de Nonaka est une piste à suivre (Voir : Nonaka, Takeuchi, La connaissance créatrice, 1997).