Décalogue pour un Art Nouveau
Quel titre prétentieux. C'est ce que l'art est devenu : une course à qui pourra se permettre d'être le plus prétentieux. Toi qui écoutes de la musique indé à longueur de journée, tu participes un peu à ce paradigme. Tu ne te demandes plus « Qu'est-ce que cette œuvre signifie pour moi ? », tu es passé à « Qu'est-ce qu'il faudrait que j'écoute ? » C'est dommage : on cherche finalement – grand paradoxe – à développer notre individualité à travers ce qu'il y a de commun. Lorsqu'on se rend compte de notre bêtise, on commet une seconde erreur en visant l'underground. Le problème est le même : on n'entretient pas de rapport personnel à l'art, seulement un lien conventionnel régi par notre crise identitaire et sociale. On a appliqué, tout en pensant soutenir une contre-culture, un modèle culturel basé sur le conformisme et la hiérarchie. Entre autres, tout ce que les mouvements artistiques indépendants se sont jurés de ne pas reproduire. « Indie » n'est désormais plus qu'un vestige du langage, un idéal en peine qui s'est retrouvé happé par les lois du commerce. Certains diront que n'avons de toute manière pas-vraiment-le-choix. Une remarque bien triste pour nous rappeler que la jeunesse actuelle est en crise, comme tout le reste ces derniers temps, qu'elle a l'état d'esprit d'un petit vieux qui craint le moindre changement. Le changement, parlons-en.
Qui écoute-t-on, aujourd'hui ? Certainement pas les politiciens, ni même les activistes. Tant d'information pour si peu de résultats, c'est déplorable. Le langage qui s'intègre le mieux, aux dernières nouvelles, c'est la pop. John Maus, du haut de sa folie, a bien saisi qu'elle seule avait le pouvoir de bouleverser le statu quo, comme elle l'a fait dans les années soixante. Après la prohibition des psychédéliques et quelques crises pétrolières, on a vite perdu espoir et ça s'est reflété dans le punk, les sonorités mortifères des eighties et la fuite perpétuelle à coups de crack et d'héroïne. Qu'en est-il aujourd'hui ? On a récupéré la petite vague d'indépendance des nineties pour en faire un énième secteur du marché, étouffant ainsi toute sa valeur progressiste. Si l'on comprend mieux la pop que n'importe quoi d'autre, autant qu'elle se range aux côtés du progrès social. Ces termes manquent un peu de pulpe, mais ils signifient tout plein de choses palpitantes, que vous découvrirez dans ces dix suggestions adressées au commun des mortels.
L'idée, c'est qu'on passe bien trop de temps à entretenir des idées pourries, sans oser en proposer de nouvelles ; tout ça vient d'un modèle pathologique que l'art, grand chamane, a les vertus de soigner. Chacun peut aspirer à l'art, à partir du moment où il croit en ses idées. Exister par et pour ses idées, qu'elles soient folles ou naïves, c'est tout ce qu'il y a de plus jouissif. Une fois qu'on a fait de notre art un véhicule à idées, on a inventé un outil de construction personnelle et plurielle / un animateur d'enthousiasme kaléidoscopique / un vecteur d'inspiration cosmique. Considérer l'art comme un simple outil de promotion sociale, c'est ce qu'il y a de moins intéressant et ça ne mène nulle part, à part vers la contemplation de notre propre vide. La Pieuvre va faire de son mieux pour faire fleurir les idées qui suivent – elle vient tout juste de naître et on la voit déjà se tordre de plaisir.
I Ton art repose sur tes idées – et tu les trouves suffisamment intéressantes et constructives pour perdre ton temps à les partager. Ce que tu fais, ce n'est pas ce qu'on t'a conseillé de faire. C'est ton désir le plus profond, c'est un origami sensoriel de tout ce qui te fait ressentir quelque chose de vrai sur cette planète. Quand tu parles aux autres de ton art, l'important n'est pas le nombre de disques que t'as écoulés et l'allure du teaser de ton prochain album. L'important, c'est ce que ça veut dire pour toi et ce que t'as à transmettre aux autres. Si tu veux que tes belles idées soient partagées, à toi de rendre ton art séduisant et confortable, ou même dérangeant si c'est ce que tu cherches. L'idée est qu'il soit moins banal qu'un rituel chips-télé. Si tu manques d'idées fortes, c'est souvent le résultat d'un trop-plein d'a priori. La conscience se travaille, comme tout le reste, et voyager, à l'extérieur comme à l'intérieur, t'en apprendra beaucoup plus qu'une recherche Google. Sur le chemin de la sagesse, on devient paradoxalement conscient de son inconscience la plus totale. « Je ne sais rien », c'est ce qu'il y a de plus vrai et c'est un excellent début à tout. Reconnaître son inconscience n'est pas un procédé dégradant, au contraire ; c'est reconnaître l'infinité, c'est reconnaître une foule de nouvelles possibilités. C'est une renaissance pleine d'espoir.
II Ne te préoccupe pas des codes établis. Ne fonde pas l'imaginaire de ton groupe autour de ce qui est « hype », « swag » ou populaire. Sinon la popularité de ton art ne sera que temporaire, tout comme les codes visuels et sonores que tu as si facilement su invoquer. Tu sais bien qu'ils n'ont rien de personnel, ces symboles ; tu ne sais même pas d'où ils viennent. Tu dois savoir pour quelles raisons tu procèdes à chaque choix esthétique. Si tu ne sais pas vraiment pourquoi, tu t'es visiblement laissé berner par ta soif de reconnaissance, en copiant ce qui est à la mode. Cela n'a rien de mal, c'est tout ce qu'on nous apprend à faire depuis le plus tendre âge et ça permet de pécho, aux dernières nouvelles. Il serait temps de ne plus compter sur ce qui est admis et sur ce qui ne l'est pas. On est là pour changer les choses, pas pour les imiter. Lorsqu'on fait de l'art quelque chose de singulier, ce dernier passe du statut de « reflet de la société » au statut de « moteur de la société ». Il t'aidera aussi à devenir quelqu'un, et pas la version beta d'un mauvais assemblage de tes idoles. Tu as entendu parler du troisième œil ? C'est l'œil de ton passé, c'est l'œil de tes envies refoulées, c'est l'œil de tes rêves, c'est l'œil de tes visions. Lui seul te garantit une inspiration infinie, contrairement à l'œil des autres, cet œil paranoïaque qui n'ose jamais s'aventurer là où personne ne met les pieds. Il te fera toujours plus de mal que de bien, apprends donc à ne pas t'en préoccuper.
III Utilise ton imagination ; ne fais pas dans l'auto-évidence. Si tu te proclames "engagé", c'est un mauvais début – laisse donc ça aux journalistes. En France, il y a des tonnes de groupes "engagés" qui sont simplement des groupes sans imagination. Le fait qu'ils rendent leurs idées explicites – et accessoirement lourdes – ne signifie pas qu'ils en ont plus que les autres. Il n'y a pas "les artistes engagés qui chantent tout au-pied-de-la-lettre" et "les artistes non engagés qui font de la forme sans fond" ; non, il y a tous ceux qui ont assez de sensibilité pour placer leurs idées dans des contextes intéressants, dans des univers qui sentent autre chose que l'ennui routinier. Si tu ne t'es jamais intéressé de près aux paroles de tes chansons préférées – en espérant que ces dernières témoignent d'une certaine recherche – alors tu négliges l'importance cruciale du texte. Si personne ne s'y intéresse, à toi de le rendre intéressant, à toi d'y loger de belles figures de style, de belles catchphrases. Lorsque tu crées, prends l'habitude de créer des univers complexes autour de tes œuvres, des imaginaires qui entretiennent une relation de sens à notre réalité. C'est la richesse de ces mondes qui va les rendre intéressants. Personne n'aime qu'on lui pré-mâche sa nourriture spirituelle. La beauté et le mystère donnent toujours envie de s'y plonger.
IV Ne te laisse jamais acheter par ce qui va à l'encontre de tes idées. Ton art doit avoir du sens avant d'avoir une valeur économique – inverser le procédé, c'est perdre toute maîtrise, c'est perdre son objectif premier. Être en dèche de thune, c'est commun, mais ne sois pas l'incarnation de la soumission, cette version légitimée de l'héroïnomane prêt à s'agenouiller pour toucher sa came. La balance positive de ton compte bancaire, contrairement à la force de tes idées, ne pourra jamais prétendre à l'éternité. Trahir tes idées pour de l'or, c'est un échec total dans ta démarche, c'est la fin de ton art et de ta crédibilité. Il est certainement plus simple, dans une optique commerciale, de ne pas avoir de démarche et de ne pas avancer d'idées par son art, mais on accepte dès lors de perdre son identité, on accepte de se soumettre à tout ce que le marché nous demande, car telle est la loi de ce dernier. La durabilité, comme la planète nous l'a enseigné, ne réside pas dans l'exploitation sans limites des ressources, mais dans la symbiose. Respecte donc ton art, entretiens et fais vivre tes idées sans jamais les trahir ; c'est le seul moyen de garantir à ton œuvre et ta personne l'épanouissement qu'elles méritent. La machine infernale du buzz aura beau te couvrir d'or, elle n'a aucun respect pour toi et saura aussi te vomir dans les limbes dès qu'elle te jugera dépassé. Quand tu en seras là, tu ne pourras plus croire en tout ce qui te faisait progresser, tout ce que tu as trahi. Choisis donc les bons piliers à ton édifice.
V Empêche au matérialisme d'étouffer ta créativité. Ton désir de consommation aura souvent tendance à te faire du mal – on a tous pris la mauvaise habitude de ne pas exploiter nos capacités jusqu'au bout, peut-être par manque de confiance. Si tu penses qu'acheter plus de matériel, ou du matériel plus cher, va mieux t'apprendre à faire de l'art, tu as tout faux. La créativité n'a pas besoin de support, elle naît de la force de tes idées. Les manouches jouent sur des instruments en tôle et en fil de pêche et ils seront toujours meilleurs que toi. Attendre d'avoir acheté le meilleur pour commencer à se mettre à quelque chose, ça prouve que la volonté n'y est pas vraiment. Rien n'est possible sans volonté. Si tu es fainéant avec du matériel basique, tu seras tout aussi fainéant avec du matériel luxueux. L'art, c'est maintenant et pas plus tard. Commence donc à exploiter tout ce que tu possèdes déjà, ne laisse pas tes désirs matériels inhiber ta créativité. Tout ce que tu n'as pas fait maintenant, tu ne pourras jamais le faire plus tard – c'est une des particularités de l'impulsion créative. Réserver tout pour après, sous prétexte qu'on n'a pas le matos idéal, c'est entraver sa progression et ça s'appelle surtout de la procrastination. Bien sûr qu'il vaut mieux avoir du bon matériel, c'est le support de tes créations ; mais n'attends pas une seconde pour tirer tout ce que tu peux de ce que tu possèdes déjà – tu feras des merveilles.
VI Prends des initiatives, n'attends pas les autres s'ils ne se lancent pas. Si tu ne trouves pas la volonté pour faire tourner un projet à fond, si personne au sein du projet ne la trouve, le projet est voué à l'échec. Si tu attends qu'on approuve tes choix pour prendre la peine de poursuivre tes efforts, c'est mort d'avance. L'avis des autres viendra plus tard – pour l'instant, donne-toi à fond, prends-y plaisir, c'est tout ce qui compte. Si tu as initié un projet, tu dois être sûr de vouloir le mener de A à Z. Personne ne va le faire à ta place. Une communication claire est à la base de tout bon fonctionnement. Dresser le rôle de chacun (facile lorsqu'on est seul), les objectifs visés, les idées fondatrices, ce sont des efforts, mais c'est le seul moyen de parvenir à faire carburer un projet. Si tu veux le faire connaître, ne néglige aucun aspect – mets-toi à la place de celui qui ne connaît pas (qualités empathiques requises) et qui voudrait en savoir plus. Offre-lui en des tonnes. Cela nécessite un investissement monstre, mais si tu veux faire quelque chose de crédible, il te faudra fournir tous ces efforts. Si ton projet t'appartient vraiment, si c'est le vecteur de tes idées, alors ce ne sera qu'une grande partie de plaisir.
VII Tu dois être fier de ce que tu fais. Si tu n'es pas fier de ton art (sans parler de fausse modestie), c'est surtout parce que tu manques de confiance, pas parce que ton art est mauvais. Le fait de prendre confiance en son art, de toute manière, est le début d'une réelle progression créative et technique. Quand je parle de fierté, je ne parle pas de prétention ou d'arrogance, ces attitudes qui rendent détestable, je parle d'une fierté qui t'encourage à faire de nouvelles expériences sans que tu n'aies continuellement peur de t'affirmer. Si l'on t'a répété plein de fois que tu faisais quelque chose de génial, organiser une meilleure diffusion de tes créations n'a rien de prétentieux. Si tu crois cela, alors tu ne crois visiblement pas en toi. On a souvent peur de paraître égocentrique – cette appellation est usée et abusée, et même si tu restes caché dans ton coin, il y aura toujours quelqu'un pour te cracher dessus. Si tu cherches à rendre ton art le moins égocentrique possible, alors ne mets pas l'accent sur ton nom et/ou tes attributs physiques, mais sur tes créations ; tant que tes objectifs sont clairs, tu n'auras rien à te reprocher. Tu pourras être fier en toute liberté. Si tu as une démarche positive basée sur des idées constructives, rien ne pourra t'atteindre. Tu verras vite que la relation que tu entretiens avec ton art joue sur la relation que tu entretiens avec toi-même, qui est la relation la plus fondamentale à ton bien-être. Amen.
VIII Finis, les artistes qui tirent la tronche. C'est tout ce qu'il y a de plus faux. Ne vis plus dans le fantasme sexdrugsandrocknroll – c'était l'ère des rockeurs-connards à la psyché tout aussi étoffée qu'un marteau. Souris donc. Le sourire est un partage. Pourquoi personne ne danse à tous ces concerts ? Parce que tout le monde est beaucoup trop sérieux. Pourquoi tout le monde est beaucoup trop sérieux ? Parce que l'artiste fait la tronche. Il te méprise parce qu'il se sent incompris et tu n'oses pas trop t'imposer sous son regard condescendant, sa posture impassible et son absence de communication avec le public. Un véritable autiste. Il serait certainement mieux compris s'il cherchait à te faire comprendre. L'art est supposé éveiller, pas paralyser. Une libération des sens, pas une prison sans ambiance. Tu ne peux pas communiquer ce que tu cherches à communiquer si tu adoptes une telle attitude face au public – que tu sois guitariste ou peintre. Tout le monde est là pour t'écouter ; tu ne vas pas montrer à quel point ton existence est malheureuse. Bouge, ris, prends ton pied sans plus hésiter ; un artiste qui exulte a tout réussi. L'émotion que tu parviendras à transmettre décuplera, de manière exponentielle, la puissance de ton message. Sans émotion, ce sera une expérience bien terne – on ne manque d'ailleurs pas de ces dernières.
IX Collabore avec d'autres artistes. Non, ce n'est pas une compétition. Non, l'objectif n'est pas de les écrabouiller. Tu n'obéis aux lois de la compétition qu'à partir du moment où tu participes à une compétition. Et ça, c'est une question de choix – c'était comme ça à l'école, mais ça n'a pas besoin de rester comme ça. Tu peux aussi bien décider d'organiser des projets aux côtés d'autres artistes. Il n'y aura pas de perdant dans l'histoire. Ça permet non seulement de donner de la force et de la visibilité à ton projet, mais aussi de créer un réseau solide – toujours idéal. Ce monde a terriblement besoin d'optimisme et d'entraide. Si tu commences à reproduire des schémas belligérants dans le milieu artistique, déjà encouragés par des compétitions et tremplins de toutes sortes, tu prolifères plus de mort que de vie, plus de destruction que de construction, tu aides la culture à s'étouffer, alors que tu voudrais exactement l'inverse. Il y a déjà trop de conflits – l'art se doit d'être un modèle exemplaire d'échange et de coopération, sinon où ira-t-on trouver l'harmonie ?
X Vis, et fais vivre ton art. La synesthésie, c'est la fusion des sens. N'aie pas peur de croiser toutes les disciplines artistiques pour façonner tes univers. Tu sais déjà que les plus belles créations usent de l'esthétique sous toutes ses formes. N'aie pas peur de libérer tes émotions, tes idées les plus profondes. L'important est d'être infiniment là ; offre tout ce que tu as de plus intime. Ne recherche pas la performance pour la performance, ce vulgaire spectacle compensatoire de la taille de ton sexe. Si tu te sens prêt à enfoncer les portes de tes propres abysses, fais-le avec crédibilité, mets-y toute la force que tu peux et mobilise tous les moyens possibles afin d'offrir une grâce ultime à nos sens. L'harmonie doit être totale, tout doit danser ensemble pour créer une sensation bouleversante, quelque chose qui fait sauter les liaisons synaptiques, quelque chose qui marque à jamais, quelque chose qui ne se ressentira même pas dans les photos, dans les vidéos qu'on aura conservées. Une expérience parfaite, dans le présent, même si elle ne se reproduit plus jamais. On l'aura vécu, ton rêve, et tu nous auras convaincu qu'il en vaut la peine.
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Cet article vous a été présenté par La Pieuvre, un gentil collectif d'artistes en phase d'harmonisation, qui, à la rentrée, promet de vous étouffer sous les couleurs et l'harmonie.