[guest 3 : La Pieuvre]
Décalogue
pour un Art Nouveau
Quel
titre prétentieux. C'est ce que l'art est devenu : une course à
qui pourra se permettre d'être le plus prétentieux. Toi qui écoutes
de la musique indé à longueur de journée, tu participes un peu à
ce paradigme. Tu ne te demandes plus « Qu'est-ce que cette
œuvre signifie pour moi ? », tu es passé à « Qu'est-ce
qu'il faudrait que j'écoute ? » C'est dommage : on
cherche finalement – grand paradoxe – à développer notre
individualité à travers ce qu'il y a de commun. Lorsqu'on se rend
compte de notre bêtise, on commet une seconde erreur en visant
l'underground. Le
problème est le même : on n'entretient pas de rapport
personnel à l'art, seulement un lien conventionnel régi par notre
crise identitaire et sociale. On a appliqué, tout en pensant
soutenir une contre-culture, un modèle culturel basé sur le
conformisme et la hiérarchie. Entre autres, tout ce que les
mouvements artistiques indépendants se sont jurés de ne pas
reproduire. « Indie » n'est désormais plus qu'un vestige
du langage, un idéal en peine qui s'est retrouvé happé par les
lois du commerce. Certains diront que n'avons de toute manière
pas-vraiment-le-choix. Une remarque bien triste pour nous rappeler
que la jeunesse actuelle est en crise, comme tout le reste ces
derniers temps, qu'elle a l'état d'esprit d'un petit vieux qui
craint le moindre changement. Le changement, parlons-en.
Qui
écoute-t-on, aujourd'hui ? Certainement pas les politiciens, ni
même les activistes. Tant d'information pour si peu de résultats,
c'est déplorable. Le langage qui s'intègre le mieux, aux dernières
nouvelles, c'est la pop. John Maus, du haut de sa folie, a bien saisi
qu'elle seule avait le pouvoir de bouleverser le statu quo, comme
elle l'a fait dans les années soixante. Après la prohibition des
psychédéliques et quelques crises pétrolières, on a vite perdu
espoir et ça s'est reflété dans le punk, les sonorités mortifères
des eighties et la fuite perpétuelle à coups de crack et d'héroïne.
Qu'en est-il aujourd'hui ? On a récupéré la petite vague
d'indépendance des nineties pour en faire un énième secteur du
marché, étouffant ainsi toute sa valeur progressiste. Si l'on
comprend mieux la pop que n'importe quoi d'autre, autant qu'elle se
range aux côtés du progrès social. Ces termes manquent un peu de
pulpe, mais ils signifient tout plein de choses palpitantes, que vous
découvrirez dans ces dix suggestions adressées au commun des
mortels.
L'idée,
c'est qu'on passe bien trop de temps à entretenir des idées
pourries, sans oser en proposer de nouvelles ; tout ça vient
d'un modèle pathologique que l'art, grand chamane, a les vertus de
soigner. Chacun peut aspirer à l'art, à partir du moment où il
croit en ses idées. Exister par et pour ses idées, qu'elles soient
folles ou naïves, c'est tout ce qu'il y a de plus jouissif. Une fois
qu'on a fait de notre art un véhicule à idées, on a inventé un
outil de construction personnelle et plurielle / un animateur
d'enthousiasme kaléidoscopique / un vecteur d'inspiration cosmique.
Considérer l'art comme un simple outil de promotion sociale, c'est
ce qu'il y a de moins intéressant et ça ne mène nulle part, à
part vers la contemplation de notre propre vide. La Pieuvre va faire
de son mieux pour faire fleurir les idées qui suivent – elle vient
tout juste de naître et on la voit déjà se tordre de plaisir.
I
Ton art repose sur tes
idées – et tu les trouves suffisamment intéressantes et
constructives pour perdre ton temps à les partager. Ce que tu fais,
ce n'est pas ce qu'on t'a conseillé de faire. C'est ton désir le
plus profond, c'est un origami sensoriel de tout ce qui te fait
ressentir quelque chose de vrai sur cette planète. Quand tu parles
aux autres de ton art, l'important n'est pas le nombre de disques que
t'as écoulés et l'allure du teaser de ton prochain album.
L'important, c'est ce que ça veut dire pour toi et ce que t'as à
transmettre aux autres. Si tu veux que tes belles idées soient
partagées, à toi de rendre ton art séduisant et confortable, ou
même dérangeant si c'est ce que tu cherches. L'idée est qu'il soit
moins banal qu'un rituel chips-télé. Si tu manques d'idées fortes,
c'est souvent le résultat d'un trop-plein d'a priori. La conscience
se travaille, comme tout le reste, et voyager, à l'extérieur comme
à l'intérieur, t'en apprendra beaucoup plus qu'une recherche
Google. Sur le chemin de la sagesse, on devient paradoxalement
conscient de son inconscience la plus totale. « Je ne sais
rien », c'est ce qu'il y a de plus vrai et c'est un excellent
début à tout. Reconnaître son inconscience n'est pas un procédé
dégradant, au contraire ; c'est reconnaître l'infinité, c'est
reconnaître une foule de nouvelles possibilités. C'est une
renaissance pleine d'espoir.
II
Ne te préoccupe pas des
codes établis. Ne fonde pas l'imaginaire de ton groupe autour de ce
qui est « hype », « swag » ou populaire.
Sinon la popularité de ton art ne sera que temporaire, tout comme
les codes visuels et sonores que tu as si facilement su invoquer. Tu
sais bien qu'ils n'ont rien de personnel, ces symboles ; tu ne
sais même pas d'où ils viennent. Tu dois savoir pour quelles
raisons tu procèdes à chaque choix esthétique. Si tu ne sais pas
vraiment pourquoi, tu t'es visiblement laissé berner par ta soif de
reconnaissance, en copiant ce qui est à la mode. Cela n'a rien de
mal, c'est tout ce qu'on nous apprend à faire depuis le plus tendre
âge et ça permet de pécho, aux dernières nouvelles. Il serait
temps de ne plus compter sur ce qui est admis et sur ce qui ne l'est
pas. On est là pour changer les choses, pas pour les imiter.
Lorsqu'on fait de l'art quelque chose de singulier, ce dernier passe
du statut de « reflet de la société » au statut de
« moteur de la société ». Il t'aidera aussi à devenir
quelqu'un, et pas la version beta d'un mauvais assemblage de tes
idoles. Tu as entendu parler du troisième œil ? C'est l'œil
de ton passé, c'est l'œil de tes envies refoulées, c'est l'œil de
tes rêves, c'est l'œil de tes visions. Lui seul te garantit une
inspiration infinie, contrairement à l'œil des autres, cet œil
paranoïaque qui n'ose jamais s'aventurer là où personne ne met les
pieds. Il te fera toujours plus de mal que de bien, apprends donc à
ne pas t'en préoccuper.
III
Utilise ton imagination ;
ne fais pas dans l'auto-évidence. Si tu te proclames "engagé",
c'est un mauvais début – laisse donc ça aux journalistes. En
France, il y a des tonnes de groupes "engagés" qui
sont simplement des groupes sans imagination. Le fait qu'ils rendent
leurs idées explicites – et accessoirement lourdes – ne signifie
pas qu'ils en ont plus que les autres. Il n'y a pas "les
artistes engagés qui chantent tout au-pied-de-la-lettre" et "les artistes non engagés qui font de la forme sans fond" ;
non, il y a tous ceux qui ont assez de sensibilité pour placer leurs
idées dans des contextes intéressants, dans des univers qui sentent
autre chose que l'ennui routinier. Si tu ne t'es jamais intéressé
de près aux paroles de tes chansons préférées – en espérant
que ces dernières témoignent d'une certaine recherche – alors tu
négliges l'importance cruciale du texte. Si personne ne s'y
intéresse, à toi de le rendre intéressant, à toi d'y loger de
belles figures de style, de belles catchphrases. Lorsque tu crées,
prends l'habitude de créer des univers complexes autour de tes
œuvres, des imaginaires qui entretiennent une relation de sens à
notre réalité. C'est la richesse de ces mondes qui va les rendre
intéressants. Personne n'aime qu'on lui pré-mâche sa nourriture
spirituelle. La beauté et le mystère donnent toujours envie de s'y
plonger.
IV
Ne te laisse jamais
acheter par ce qui va à l'encontre de tes idées. Ton art doit avoir
du sens avant d'avoir une valeur économique – inverser le procédé,
c'est perdre toute maîtrise, c'est perdre son objectif premier. Être
en dèche de thune, c'est commun, mais ne sois pas l'incarnation de
la soumission, cette version légitimée de l'héroïnomane prêt à
s'agenouiller pour toucher sa came. La balance positive de ton compte
bancaire, contrairement à la force de tes idées, ne pourra jamais
prétendre à l'éternité. Trahir tes idées pour de l'or, c'est un
échec total dans ta démarche, c'est la fin de ton art et de ta
crédibilité. Il est certainement plus simple, dans une optique
commerciale, de ne pas avoir de démarche et de ne pas avancer
d'idées par son art, mais on accepte dès lors de perdre son
identité, on accepte de se soumettre à tout ce que le marché nous
demande, car telle est la loi de ce dernier. La durabilité, comme la
planète nous l'a enseigné, ne réside pas dans l'exploitation sans
limites des ressources, mais dans la symbiose. Respecte donc ton art,
entretiens et fais vivre tes idées sans jamais les trahir ;
c'est le seul moyen de garantir à ton œuvre et ta personne
l'épanouissement qu'elles méritent. La machine infernale du buzz
aura beau te couvrir d'or, elle n'a aucun respect pour toi et saura
aussi te vomir dans les limbes dès qu'elle te jugera dépassé.
Quand tu en seras là, tu ne pourras plus croire en tout ce qui te
faisait progresser, tout ce que tu as trahi. Choisis donc les bons
piliers à ton édifice.
V
Empêche au matérialisme
d'étouffer ta créativité. Ton désir de consommation aura souvent
tendance à te faire du mal – on a tous pris la mauvaise habitude
de ne pas exploiter nos capacités jusqu'au bout, peut-être par
manque de confiance. Si tu penses qu'acheter plus de matériel, ou du
matériel plus cher, va mieux t'apprendre à faire de l'art, tu as
tout faux. La créativité n'a pas besoin de support, elle naît de
la force de tes idées. Les manouches jouent sur des instruments en
tôle et en fil de pêche et ils seront toujours meilleurs que toi.
Attendre d'avoir acheté le meilleur pour commencer à se mettre à
quelque chose, ça prouve que la volonté n'y est pas vraiment. Rien
n'est possible sans volonté. Si tu es fainéant avec du matériel
basique, tu seras tout aussi fainéant avec du matériel luxueux.
L'art, c'est maintenant et pas plus tard. Commence donc à exploiter
tout ce que tu possèdes déjà, ne laisse pas tes désirs matériels
inhiber ta créativité. Tout ce que tu n'as pas fait maintenant, tu
ne pourras jamais le faire plus tard – c'est une des particularités
de l'impulsion créative. Réserver tout pour après, sous prétexte
qu'on n'a pas le matos idéal, c'est entraver sa progression et ça
s'appelle surtout de la procrastination. Bien sûr qu'il vaut mieux
avoir du bon matériel, c'est le support de tes créations ;
mais n'attends pas une seconde pour tirer tout ce que tu peux de ce
que tu possèdes déjà – tu feras des merveilles.
VI
Prends des initiatives,
n'attends pas les autres s'ils ne se lancent pas. Si tu ne trouves
pas la volonté pour faire tourner un projet à fond, si personne au
sein du projet ne la trouve, le projet est voué à l'échec. Si tu
attends qu'on approuve tes choix pour prendre la peine de poursuivre
tes efforts, c'est mort d'avance. L'avis des autres viendra plus tard
– pour l'instant, donne-toi à fond, prends-y plaisir, c'est tout
ce qui compte. Si tu as initié un projet, tu dois être sûr de
vouloir le mener de A à Z. Personne ne va le faire à ta place. Une
communication claire est à la base de tout bon fonctionnement.
Dresser le rôle de chacun (facile lorsqu'on est seul), les objectifs
visés, les idées fondatrices, ce sont des efforts, mais c'est le
seul moyen de parvenir à faire carburer un projet. Si tu veux le
faire connaître, ne néglige aucun aspect – mets-toi à la place
de celui qui ne connaît pas (qualités empathiques requises) et qui
voudrait en savoir plus. Offre-lui en des tonnes. Cela nécessite un
investissement monstre, mais si tu veux faire quelque chose de
crédible, il te faudra fournir tous ces efforts. Si ton projet
t'appartient vraiment, si c'est le vecteur de tes idées, alors ce ne
sera qu'une grande partie de plaisir.
VII
Tu dois être fier de ce
que tu fais. Si tu n'es pas fier de ton art (sans parler de fausse
modestie), c'est surtout parce que tu manques de confiance, pas parce
que ton art est mauvais. Le fait de prendre confiance en son art, de
toute manière, est le début d'une réelle progression créative et
technique. Quand je parle de fierté, je ne parle pas de prétention
ou d'arrogance, ces attitudes qui rendent détestable, je parle d'une
fierté qui t'encourage à faire de nouvelles expériences sans que
tu n'aies continuellement peur de t'affirmer. Si l'on t'a répété
plein de fois que tu faisais quelque chose de génial, organiser une
meilleure diffusion de tes créations n'a rien de prétentieux. Si tu
crois cela, alors tu ne crois visiblement pas en toi. On a souvent
peur de paraître égocentrique – cette appellation est usée et
abusée, et même si tu restes caché dans ton coin, il y aura
toujours quelqu'un pour te cracher dessus. Si tu cherches à rendre
ton art le moins égocentrique possible, alors ne mets pas l'accent
sur ton nom et/ou tes attributs physiques, mais sur tes créations ;
tant que tes objectifs sont clairs, tu n'auras rien à te reprocher.
Tu pourras être fier en toute liberté. Si tu as une démarche
positive basée sur des idées constructives, rien ne pourra
t'atteindre. Tu verras vite que la relation que tu entretiens avec
ton art joue sur la relation que tu entretiens avec toi-même, qui
est la relation la plus fondamentale à ton bien-être. Amen.
VIII
Finis, les artistes qui
tirent la tronche. C'est tout ce qu'il y a de plus faux. Ne vis plus
dans le fantasme sexdrugsandrocknroll – c'était l'ère des
rockeurs-connards à la psyché tout aussi étoffée qu'un marteau.
Souris donc. Le sourire est un partage. Pourquoi personne ne danse à
tous ces concerts ? Parce que tout le monde est beaucoup trop
sérieux. Pourquoi tout le monde est beaucoup trop sérieux ?
Parce que l'artiste fait la tronche. Il te méprise parce qu'il se
sent incompris et tu n'oses pas trop t'imposer sous son regard
condescendant, sa posture impassible et son absence de communication
avec le public. Un véritable autiste. Il serait certainement mieux
compris s'il cherchait à te faire comprendre. L'art est supposé
éveiller, pas paralyser. Une libération des sens, pas une prison
sans ambiance. Tu ne peux pas communiquer ce que tu cherches à
communiquer si tu adoptes une telle attitude face au public – que
tu sois guitariste ou peintre. Tout le monde est là pour t'écouter ;
tu ne vas pas montrer à quel point ton existence est malheureuse.
Bouge, ris, prends ton pied sans plus hésiter ; un artiste qui
exulte a tout réussi. L'émotion que tu parviendras à transmettre
décuplera, de manière exponentielle, la puissance de ton message.
Sans émotion, ce sera une expérience bien terne – on ne manque
d'ailleurs pas de ces dernières.
IX
Collabore avec d'autres
artistes. Non, ce n'est pas une compétition. Non, l'objectif n'est
pas de les écrabouiller. Tu n'obéis aux lois de la compétition
qu'à partir du moment où tu participes à une compétition. Et ça,
c'est une question de choix – c'était comme ça à l'école, mais
ça n'a pas besoin de rester comme ça. Tu peux aussi bien décider
d'organiser des projets aux côtés d'autres artistes. Il n'y aura
pas de perdant dans l'histoire. Ça permet non seulement de donner de
la force et de la visibilité à ton projet, mais aussi de créer un
réseau solide – toujours idéal. Ce monde a terriblement besoin
d'optimisme et d'entraide. Si tu commences à reproduire des schémas
belligérants dans le milieu artistique, déjà encouragés par des
compétitions et tremplins de toutes sortes, tu prolifères plus de
mort que de vie, plus de destruction que de construction, tu aides la
culture à s'étouffer, alors que tu voudrais exactement l'inverse.
Il y a déjà trop de conflits – l'art se doit d'être un modèle
exemplaire d'échange et de coopération, sinon où ira-t-on trouver
l'harmonie ?
X
Vis, et fais vivre ton
art. La synesthésie, c'est la fusion des sens. N'aie pas peur de
croiser toutes les disciplines artistiques pour façonner tes
univers. Tu sais déjà que les plus belles créations usent de
l'esthétique sous toutes ses formes. N'aie pas peur de libérer tes
émotions, tes idées les plus profondes. L'important est d'être
infiniment là ; offre tout ce que tu as de plus intime. Ne
recherche pas la performance pour la performance, ce vulgaire
spectacle compensatoire de la taille de ton sexe. Si tu te sens prêt
à enfoncer les portes de tes propres abysses, fais-le avec
crédibilité, mets-y toute la force que tu peux et mobilise tous les
moyens possibles afin d'offrir une grâce ultime à nos sens.
L'harmonie doit être totale, tout doit danser ensemble pour créer
une sensation bouleversante, quelque chose qui fait sauter les
liaisons synaptiques, quelque chose qui marque à jamais, quelque
chose qui ne se ressentira même pas dans les photos, dans les vidéos
qu'on aura conservées. Une expérience parfaite, dans le présent,
même si elle ne se reproduit plus jamais. On l'aura vécu, ton rêve,
et tu nous auras convaincu qu'il en vaut la peine.
***
Cet article vous a été présenté par La Pieuvre, un gentil collectif
d'artistes en phase d'harmonisation, qui, à la rentrée, promet de
vous étouffer sous les couleurs et l'harmonie.