Ernst Jandl est avant tout connu comme poète drôle, maniant avec dextérité la langue, mais on oublie souvent la constante politique de son oeuvre. Dans de nombreux textes, l’auteur s’insurge contre la guerre et ses conséquences et aussi, plus généralement, contre l’injustice sociale, la pauvreté, la faim et l’isolement des individus. Nous proposons de regarder de plus près un choix de textes – allant du premier recueil Andere Augen en passant par le célèbre wien : heldenplatz jusqu’aux stanzen des années 90 – consacré à l’implication de l’Autriche dans le national-socialisme et à la politique de l’oubli qui en découla. Jandl est un des premiers à fustiger le passé refoulé de la nouvelle République d’Autriche et à appeler à un devoir de mémoire par un travail sur la lettre qui est toujours subversion, destruction, décentrement, déstabilisation, avec, en ligne de mire, un message fort et sans concession.
.
Lire l’article sur Germanica
.
.
.
Ernst Jandl ou la poésie délabrée
.
.
le poème, “vengeance de la langue”
Fabuleux Ernst Jandl : à Tübingen un jour, la salle est pleine et on a refusé du monde, il lit ses poèmes, plutôt qu’il lit il expulse des sons, des rythmes, y engageant tout son corps et tout son esprit, tapant du pied sous la table, rythmant ses textes dont je ne comprends rien pour la plupart, les gens rient, oui, les gens rient à une lecture de poésie.
Surtout, il y a les « classiques », ses textes les plus connus, comme Ottos Mops, et le fait est assez rare pour le signaler : voilà un poète autrichien dont nombre de gens, autant en Allemagne qu’en Autriche, pas forcément lecteurs de poésie, connaissent des textes, les reconnaissent dès les premiers sons. Je cherche un phénomène semblable en France, et je ne vois que Prévert, mais Prévert est associé toujours à l’enfance, aux poèmes qu’on apprenait à l’école. Il y a aussi les poètes de la Résistance dont on connaissait quelques vers à travers des chansons, mais c’est plus ancien.
Mais aujourd’hui ? Quel poète contemporain est connu en France pour un ou deux de ses poèmes que chacun et chacune reconnaîtrait dès les premiers vers ? Je n’en vois aucun, et c’est peut-être ce qui fait que la poésie contemporaine ne passionne guère : elle s’adresse surtout aux poètes. En Allemagne, on connaît au moins La fugue de mort de Celan et Ottos Mops de Jandl, dans des genres très différents.
Faut-il, pour que la poésie soit lue et connue, qu’elle sorte du ghetto de sa propre langue où elle se maintient elle-même ? C’est ce qu’on se dit en écoutant Jandl. Dans l’anthologie importante qui vient de paraître et que j’ai sous les yeux [1], Christian Prigent qui a traduit plusieurs poèmes fait le point sur cette question.
.
Lire l’article sur Oeuvres Ouvertes
.
.
;
de un langue
.
écrire et parler dans un langage délabré
ça être manifester, ça être montrer jusqu’où
on être tombé avec cette genre de truc sa
crotte de vie lui foutre en pelletées de mots
et manifester ça comme un des tas puants
dont ça être. ça plus donner un enjolivé
plus rien maquillé. ou être mots, pareil puants
pareil langues-mots délabrés pour chacun cas
un masque devant les vrais visages qu’avoir bouffé
ratures, ça être un question, un assassonat.
.
.
.
du courage
flemmardeux
c’est rien lire zéro livre
c’est rien lire zéro journal
c’est rien lire pas du tout
flemmardeux
c’est rien apprendre ni lire ni écrire
c’est rien apprendre zéro compter
c’est rien apprendre pas du tout
flemmardeux
c’est rien bouger zéro petit doigt
c’est rien faire zéro boulot
c’est rien travailler pas du tout
flemmardeux
tant que bouche ouvre et ferme
tant qu’air y entre et en sort
c’est rien du tout.
Ernst Jandl, in revue Fusées n° 19, traduction de Alain Jadot et Christian prigent, pp. 73 et 75.
.
.
.
.
De Poezibao