Sir Joshua Reynolds (Plympton, 1723-Londres, 1792),
Mr Huddesford and Mr Bampfylde, c.1778
Huile sur toile, 125,1 x 99,7 cm, Londres, Tate Gallery
(Photographie © Tate)
Mon cher Matthieu,
Ta lettre m’est bien parvenue et je te remercie d’avoir pris la peine de m’écrire un peu longuement avant de partir, comme chaque année, arpenter les routes de France pour rejoindre les festivals que tu affectionnes.
Tu me demandes si je ne suis pas lassé de consacrer autant de mon temps à l’écoute et à l’étude de la musique enregistrée et si je ne suis pas parfois saisi de fourmillements m’incitant, comme toi, à courir de concert en concert. Ces deux pratiques étant pour moi complémentaires, ma réponse sera obligatoirement nuancée ; en effet, si je prends toujours un réel plaisir, comme j’espère le faire occasionnellement cet été, à aller entendre les artistes en direct et si je reconnais bien volontiers que le frisson procuré par l’immédiateté d’une telle expérience demeure irremplaçable, il faut bien reconnaître que ces spectacles restent essentiellement réservés à ceux qui peuvent matériellement se les offrir – songe un peu qu’outre le paiement de ta place, à moins qu’ils se déroulent non loin de chez toi, il te faudra songer à celui du gîte et du couvert – et qu’à moins d’être radiodiffusés, ce qui, à mon goût, n’arrive encore que trop peu souvent, ils ne concernent qu’un nombre très restreint d’auditeurs. Qui plus est, je suppose que tu as remarqué, tout comme moi, qu’à côté de festivals courageux, dont certains ont d’ailleurs été à l’honneur sur mon blog, qui osent un véritable effort de programmation, certaines institutions, et non des moindres, songent avant tout à la rentabilité, laquelle passe inévitablement par une standardisation de l’offre. L’exemple le plus criant est sans doute ce qui se passe depuis deux ans à Versailles ; après une édition, en 2011, qui faisait prendre aux spectateurs des vessies vénitiennes pour des lanternes Grand Siècle, le pompeusement intitulé Triomphe de Händel a surtout signé la défaite irrémédiable de l’originalité de la programmation versaillaise, dont tu auras noté que cette année 2012 marque avant tout celle de la disparition de l’automne musical auquel nous devons tant de découvertes. Je t’avoue avoir trouvé assez cocasse de voir ceux qui, hier, n’avaient pas de mots assez durs pour pourfendre, non sans raisons, le m’as-tu-vu de la mandature passée aller dodeliner en se rengorgeant à cette manifestation dont la seule valeur est celle, élevée, de ses tickets d’entrée.
Je t’avoue, en toute franchise, que le règne des apparences et de l’événementiel me lassent considérablement. Je comprends, bien entendu, que d’aucuns aient envie de parler de musique ou de peinture sur un mode purement émotionnel et spontané, érigeant leurs « j’aime » ou « je n’aime pas » en vérité du jour et ne cherchant pas plus loin – tant de critiques agissent ainsi, au fond –, ou multipliant tant les coups de cœur et les accointances avec tel ou tel que, pour paraphraser le regretté Daniel Arasse, on finit par n’y plus rien voir ; ce n’est simplement pas mon fait. D’une certaine façon, pour répondre à une autre de tes questions, la rubrique Jalons de Passée des arts n’aurait sans doute pas pu voir le jour sans la conscience de cette impossibilité ; sa création est, au sens propre du terme, réactionnaire, car elle s’inscrit au rebours de la mode du jour qui survalorise le papillonnage, l’immédiat, la nouveauté. C’est un chemin de mémoire, l’esquisse d’un inventaire, l’affirmation que, n’en déplaise à la rapacité des puissances marchandes du jour qui voudraient tant que la musique se résumât à des fichiers téléchargés, le disque reste encore la meilleure manière pour qu’elle aille, de façon pérenne, d’une âme à une autre. Imagine un instant mon émotion, lorsque j’ai tenu tout à l’heure dans mes mains l’édition princeps du premier disque de La Reverdie, petit morceau d’histoire de l’interprétation de la musique médiévale trouvé pour trois fois rien chez un disquaire d’occasion et que j’espère partager un jour avec qui en voudra. Je ne suis pas collectionneur, comme tu le sais, mais je tiens néanmoins à retrouver ces originaux, souvent plus frustes que leurs rééditions, parce qu’ils sont à mes yeux plus que des objets – essaie de faire comprendre ça à qui ne raisonne qu’en termes de profits – et, vois-tu, même la patience nécessaire à leur recherche s’oppose à notre époque d’enfants gâtés prompts à trépigner devant le moindre ralentissement. Aussi étonnant que ceci puisse te paraître, cet ancrage temporel très fort permet simultanément de s’en dégager.
Mais je parle et abuse de ton amicale patience, cher Matthieu. Je te souhaite, ainsi qu’aux tiens, un très bel été et espère te retrouver en pleine forme à ton retour, où tu découvriras probablement quelques notifications de publication dont le volume t’apprendra si tes semaines d’absence ont été, pour moi, studieuses ou paresseuses. Puisse la musique, celle qui est vivante parce que nous la partageons et non parce qu’une quelconque autorité la qualifie ainsi, t’accompagner fidèlement, comme mes pensées le font.
À très bientôt.
Vive valeque,
Jean-Christophe
Accompagnement musical :
Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788), Sonate pour deux violons et basse continue en ut mineur, Wq 161/1-H. 579,
« Sanguineus und Melancholicus » :
[I.] Allegretto
Les Nièces de Rameau :
Florence Malgoire & Alice Piérot, violon
Marianne Muller, viole de gambe
Aline Zylberajch, clavecin
Sonates en trio. 1 CD Zig-Zag Territoires ZZT 030701. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.