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Cette “réalité” – dont les producteurs de reality-show sont les montreurs – exprime adéquatement le devenir de la réalité dans nos sociétés. La réalité comme production du montrable, du visualisable, du télégénique. Mise en place d’un dispositif tout entier orienté vers la diffusion d’un quotidien mis en scène ou d’une quotidienneté-spectacle, à dessein de promouvoir une réalité-marchandise. Au coeur du dispositif, la réalité n’est autre que la vitrine dans laquelle s’exposent les produits : tout est à vendre, tout doit disparaître : le mobilier, la garde-robe, la piscine, les tubes musicaux, les personnes elles-mêmes, le mode de vie lui-même, la vie même. Ainsi, l’ancienne frontière entre réalité (vérité, authenticité, spontanéité) et artéfact (mise en scène, simulation, production), qu’on a longtemps cru infrangible, ne tient plus. Le télé-spectateur ne saurait démêler entre le vrai et le faux, entre l’authentique et le simulé, entre la mise en scène et la spontanéité, et cela n’importe guère ni au spectateur ni au producteur. Le rapport du spectateur au producteur est ici analogue au rapport entre l’homme de foi et le Dieu Créateur, à ceci près que le producteur est un dieu trompeur, et que la foi du spectateur contient une sorte d’espérance inversée, en attente de duperie – une vision “béatifique” dont le degré de jouissance se mesure au degré de falsification : plus j’en suis dupe, mieux j’en jouis.
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Une tradition, encore empreinte de christianisme, voudrait que la principale ruse du diable consiste en l’inversion du sens des préceptes évangéliques. Le démonologue averti sait qu’il s’agit plus exactement et plus subtilement d’une torsion du sens. Une inversion est facilement reconnaissable : plus redoutable est la ruse du détournement. Elle demande, pour être identifiée, la rigueur d’une véritable mise en perspective et, peut-être plus encore, la grâce d’une juste intuition. Comment pourrions-nous encore différencier le concept de télé-réalité et la stricte application du précepte évangélique : tout doit être mis en lumière (Mc 4, 21-22) ? Il serait trop facile de contourner la difficulté par le biais d’une autre ruse, qui reposerait sur le présupposé d’une ligne infranchissable entre la finalité du texte sacré : l’au-delà, le monde surnaturel, et la finalité de la télé-réalité : l’ici-bas, la satisfaction immanente. Car, bien compris, le texte sacré ne cesse d’enseigner l’effacement de cette démarcation : l’au-delà fait irruption dans l’ici-bas, se donne ici et maintenant, se phénoménalise ou se dévoile, non seulement sur le mode de l’anticipation, mais encore sur celui d’un événement, voué à marquer durablement notre rapport au monde : ce dont témoigne exemplairement l’épisode de la Transfiguration (Mt 17, 1-8).
Et que représentent donc, pour le spectateur, les protagonistes de la télé-réalité, sinon la manifestation de corps transfigurés, dé-réalisés et, en cela, spiritualisés, devenus visions, apparitions, corps-à-voir, dont l’éclat comble et sature le visible ? Le témoignage d’une réalité au-delà de la réalité – hyperréalité à laquelle nous serions destinés : le protagoniste comme l’incarnation du corps télégénique auquel nous aspirons.
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Le dispositif corrèle sa mise en scène à un ordre anthropologique des plus rigoureux. La succession narrative obéit au schème d’une dualité classique, où les protagonistes agissent en fonction d’intérêts contradictoires : claniques d’une part, égocentriques d’autre part. On peut cependant observer comment l’injonction à la mise en avant de soi (au “soi-mêmisme”, pour reprendre une expression de Renaud Camus) contient toujours plus de force, se fait toujours plus pressante et plus impérative, et finit toujours par l’emporter sur l’injonction au bien-commun, relative à l’instinct clanique. Injonction à se montrer soi-même, ou plutôt à montrer son ”soi-même” comme forme idéalisée, dont le clan n’est qu’un faire-valoir parmi d’autres, inclus dans et prévu par le dispositif. Je suis, j’existe, et aucune situation ne compte autrement, comme telle, mais seulement comme variation d’une même projection, reconduisant toujours au même point focal. Peu importe, dès lors, de savoir si quelque chose subsiste réellement en dehors de moi. Dans la mesure où le réel ne servirait pas l’exposition de mon “moi-même”, voire la desservirait, on lui préférera l’illusion d’une mise en scène où s’opère la confusion du vrai et du faux, qui est aussi l’annihilation de toute altérité : défection ontologique, con-fusion progressive de toutes choses à l’horizon d’un désir autotélique insatiable. Toutes choses et toute vie tendues à la parution de mon corps-égal comme l’unique idéal qui vaille.
La télé-réalité tient son spectateur en haleine grâce à l’espoir qu’elle nourrit en lui de voir cet idéal s’accomplir sous ses yeux. La dernière émission le consacre : le gagnant est celui qui a su se rendre le plus montrable, ayant su le mieux mettre en échec toute altérité, pour concentrer le dispositif sur la trans-parution d’un grand “soi” (transparence du dispositif qui fonde et se fond en l’exposition). Les corps des autres candidats s’effacent pour laisser la place à celui que les spectateurs plébiscitent. Mais la consécration de soi sous cette forme garde ceci d’ambigu qu’elle est tout autant sacrifice de soi. Passage du “moi” affirmé, posé, au “moi” ex-posé, dis-posé. L’écart entre l’intériorité et l’extériorité s’abolissant au terme du processus d’exposition. Et la jouissance de voir s’abolir cet écart se payant au prix fort d’une paradoxale disparition : le candidat assiste à son propre anéantissement dans le statut paroxystique d’un produit saisonnier. Il devient le fruit exhibé d’un dispositif dont il est la victime (consentante). Dans ce devenir-produit auquel aspire et parvient le candidat se reflète ainsi l’ordre anthropologique du spectacle. Celui de l’humain non plus sujet mais produit, non plus mortel mais périssable, non plus détenteur d’une opacité inviolable mais image ou phantasme, fantoche dont l’agir n’est que performance ou prestation, et l’essence, pure exhibition.
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