Mikhail Iasnov, poèmes

Par Poesiemuziketc @poesiemuziketc

Ce monde inventé

,
et autres poèmes

par Mikhail Iasnov

Ce monde inventé, dans lequel vit une partie de moi,
et pas la plus mauvaise, se maudissant

à cause de ses lubies, de ses échecs, de sa passion pour de vains élans,
cette boule dans la gorge, boule des absurdes échecs,
rire qui n’a pas pris naissance, larmes qui n’ont pas été assez versées,
cette lumière mise au monde, mais qui ne vous est pas visible jusqu’à nos jours,
ne laisse pas franchir le côté secret
et se charge de la régulation du tranquille foyer,
mais sèche le cerveau, déforme le larynx
et éblouit encore et encore la vue qui a été perdue.

***

Ces doigts qui courent sur mon visage
comme sur un livre pour aveugles : l’alphabet braille
a poussé sur moi. Dans cette forêt vide,
on lit l’avenir sur les souches. Le gel

déchire la peau, j’ai un goitre dans la gorge
à cause d’émotions bien connues : ce qui est nécessaire, nomme-le.

Ces doigts lisent le destin à venir,
cherchent une image, préparée pour toi, pour l’amour.

Je ne suis pas un bon modèle : je suis trop seul.
Et je doute que tu puisses, à l’aveuglette,
pétrir et sculpter quelque chose d’égal aux cieux
à partir de ce que tu trouveras là, en moi. Mais tu n’as qu’à voir.

Ballade

Lorsque vient le spleen,
ou peut-être pas le spleen
mais quelque chose qui te pousse à aller ailleurs
et que quelqu’un marmonne : il est temps, dit-il, c’est l’heure,
et tu regardes, et tu vois, derrière les vitres, la nuit :
je rêve, après des choses familières,

des buttes de mots non additionnés
et je marche sur des corps décomposés,
sur des crânes vides qui craquent.

Je vais dans la pénombre, j’erre dans le demi-sommeil,
marchant dans la boue et la glu,
là-bas, où se sont réunis les nains bossus
pour une cérémonie funèbre en mon honneur,
ils se sont rassemblés, en cercle, dans leur cercle familier

en levant leurs gueules aux grands crocs…
Ce qui est triste, ce n’est pas de mourir et.. cou cou,
mais de mourir et.. ouah ouah !

Je vais aujourd’hui au milieu d’invalides pourrissants
marchant dans la boue et la glu,
et la vie, qui m’avait été donnée, un jour, pour l’éternité,
n’a pas été donnée, c’est évident, pour des siècles
et déjà quelqu’un rampe à ma droite

essayant de froisser le papier,
et je n’accepte de chaque vers
que ce que l’on doit accepter.

***

A Natacha et Gérard Martin

Rimbaud à douze ans, dessin de Berrichon.
Verlaine à treize ans, daguerreotype de Tillier.

Ils ont encore le regard audacieux d’un enfant.
Ils sont encore dans la famille, ils sont encore dans la chaleur.

Ce qui est caché dans l’enfance, ce qui est celé dans la jeunesse,
on peut le suggérer et on le sait d’avance.
Seule page secrète : l’adolescence,
où tout est souillé et donne des frissons.

L’un nous a fixés avec son dur regard d’enfant,

l’autre, élégamment paré, s’est accroché au bord
d’une feuille de papier… Et tout ce qui va devenir l’enfer
est encore à ses pieds et se frotte contre lui, comme un paradis.

***

Lubies du vers en langue étrangère
comment avancer à travers les chemins forestiers
là où le saule et l’aulne et le peuplier
sont du genre masculin ? Que puis-je faire d’eux ?

Je pourrais transférer tout cela
dans un tout autre espace, mais la nature
me souffle qu’il n’y a pas de chemin
plus triste que l’art de la traduction.

Et en vérité, comment puis-je embrasser le peuplier
et comment nommer le saule « pleureur » – et non « pleureuse »

quand ils ont un genre différent
dans l’autre langue, un autre, quoi que tu veuilles ?

Alors tu n’as qu’à rester forêt, vieille forêt,
c’est un péché de te traduire comme si tu étais un bois,
et respire de toutes tes feuilles, si tu es toujours là,
respire, qu’on t’entende, et laisse tomber tes feuilles, qu’on les sente.

Poèmes extraits du recueil Ambidextre. Saint-Pétersbourg : Vita Nova, 2010.

Traduits du russe par Marc Sagnol.

Source : Temporel

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