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Léon XIII et la liberté

Publié le 14 juillet 2012 par Copeau @Contrepoints

Nous proposons ici une lecture d'une encyclique publiée en 1888 par le pape Léon XIII (1878-1903) du nom de Libertas praestantissimum et traitant spécifiquement de la liberté. Les idées développées par le pape et les thèmes abordés, bien que forcément marqués par leur époque, sont d'une acuité intellectuelle toujours vivace.

Par Jean-Baptiste Noé.

Léon XIII et la liberté

Le concept de liberté fait partie de ceux auxquels les personnes sont très attachées. La liberté semble le premier des biens, et pour la défendre les hommes et les pays sont prêts à mener de rudes guerres. Nombreux sont les auteurs qui ont cherché à définir ce concept et à l'analyser. Nous proposons ici une lecture d'une encyclique publiée en 1888 par le pape Léon XIII (1878-1903) du nom de Libertas praestantissimum et traitant spécifiquement de la liberté. Les idées développées par le pape et les thèmes abordés, bien que forcément marqués par leur époque, sont d'une acuité intellectuelle toujours vivace.

La thèse de Léon XIII peut se résumer en trois points.

1/ La liberté n'est pas la licence ou le pouvoir de faire tout ce que l'on veut. La liberté repose sur la raison, elle est ordonnée vers le bien et le bonheur des personnes. La liberté est propre à chaque homme. Elle ne peut lui être retirée sans lui causer de grands maux. L'arbitraire et la tyrannie doivent être combattus, car ils sont contraires à la dignité de l'homme. À ce titre, l'État ne peut pas s'arroger tous les pouvoirs, ni contrôler les personnes. Il est nécessaire de respecter la famille, cellule de base de la société, et les corps intermédiaires.

2/ Le bien, ce vers quoi doit tendre toute action, n'émane pas de chaque homme (théorie de l'autonomie individuelle) sinon il y aurait autant de biens que de personnes, donc il n'y aurait plus de bien du tout (relativisme). Le bien est extérieur à l'homme, il trouve son origine dans le droit naturel, inscrit dans le cœur de chaque homme.

3/ La liberté ne repose pas sur la volonté, ou le vouloir personnel, mais sur les vertus morales et sur le bien et le bon. Elle est un bien indispensable aux êtres humains.

Entrons désormais davantage dans le texte léonin afin de mesurer la profondeur de sa réflexion, notamment à travers l'incipit de l'encyclique.

« La liberté, bien excellent de la nature et apanage exclusif des êtres doués d'intelligence ou de raison, confère à l'homme une dignité en vertu de laquelle il est mis entre les mains de son conseil et devient le maître de ses actes. Ce qui, néanmoins, est surtout important dans cette prérogative, c'est la manière dont on l'exerce, car de l'usage de la liberté naissent les plus grands maux comme les plus grands biens. Sans doute, il est au pouvoir de l'homme d'obéir à la raison, de pratiquer le bien moral, de marcher droit à sa fin suprême ; mais il peut aussi suivre toute autre direction, et, en poursuivant des fantômes de biens trompeurs, renverser l'ordre légitime et courir à une perte volontaire. »

Après avoir rappelé l'excellence de la liberté, le pape montre que celle-ci est le fait des êtres doués de raison et d'intelligence. C'est un premier point essentiel, car si la déraison l'emporte, alors la liberté vient à être menacée. Même si le terme n'est pas prononcé, on voit aussi que Léon XIII associe d'emblée liberté et responsabilité, en soulignant que l'usage de la liberté peut donner naissance à de très grands biens comme à de très grands maux. La liberté est donc ambivalente, c'est une faculté à maîtriser pour éviter qu'elle ne nuise à l'homme, alors même qu'elle peut lui procurer une grande félicité. Il n'y a donc aucune condamnation de la liberté, mais une exhortation à en faire usage dans le sens du bien, et une mise en garde à ne pas se laisser fourvoyer par elle. Comment aider l'homme à ne pas suivre les mauvais chemins de la liberté, lui qui est plus enclin à faire le mal que le bien ? C'est ici qu'intervient la loi.

« La condition de la liberté humaine étant telle, il lui fallait une protection, il lui fallait des aides et des secours capables de diriger tous ses mouvements vers le bien et de les détourner du mal : sans cela, la liberté eût été pour l'homme une chose très nuisible. Et d'abord une Loi, c'est-à-dire une règle de ce qu'il faut faire ou ne pas faire, lui était nécessaire. »

La loi est donc une nécessité pour l'homme, elle est l'instrument indispensable de la liberté, le chemin sûr qui peut conduire l'homme vers le bien et lui éviter les précipices du mal. La loi doit elle aussi s'appuyer sur la raison, ce qui est une constante de la pensée de Léon XIII.

« Si donc, la loi est nécessaire à l'homme, c'est dans son arbitre lui-même, c'est-à-dire dans le besoin qu'il a de ne pas se mettre en désaccord avec la droite raison, qu'il faut en chercher, comme dans sa racine, la cause première. Et rien ne saurait être dit ou imaginé de plus absurde et de plus contraire au bon sens que cette assertion : L'homme, étant libre par nature, doit être exempté de toute loi ; car, s'il en était ainsi, il s'en suivrait qu'il est nécessaire pour la liberté de ne pas s'accorder avec la raison, quand c'est tout le contraire qui est vrai, à savoir, que l'homme doit être soumis à la loi, précisément parce qu'il est libre par nature. Ainsi donc, c'est la loi qui guide l'homme dans ses actions et c'est elle aussi qui, par la sanction des récompenses et des peines, l'attire à bien faire et le détourne du péché. »

La loi n'est donc pas une atteinte à la liberté mais sa garantie et même l'instrument indispensable à son accomplissement. Mais sur quoi repose alors la loi ? Sur quels éléments la fonder ? La première des lois nous dit Léon XIII, c'est la loi naturelle.

« Telle est, à la tête de toutes, la loi naturelle qui est écrite et gravée dans le cœur de chaque homme, car elle est la raison même de l'homme, lui ordonnant de bien faire et lui interdisant de pécher. (…) Le rôle de la loi étant, en effet, d'imposer des devoirs et d'attribuer des droits, elle repose tout entière sur l'autorité, c'est-à-dire sur un pouvoir véritablement capable d'établir ces devoirs et de définir ces droits, capable aussi de sanctionner ses ordres par des peines et des récompenses ; toutes choses qui ne pourraient évidemment exister dans l'homme, s'il se donnait à lui-même en législateur suprême la règle de ses propres actes. »

La loi repose sur l'autorité (l'auctoritas chère aux Romains, et non pas sur la potestas), c'est pour elle la seule façon de se faire accepter par les citoyens. Par autorité il faut entendre légitimité. Une loi, pour être suivie et respectée, doit être juste et viser le bien. Si ce n'est pas le cas la loi quitte la sphère de l'autorité pour entrer dans celle de la potestas ; ce n'est plus une loi mais un texte arbitraire, qui ne veut bâtir ni le bon ni la justice. De par la réflexion sur la loi, ce qui se dessine en filigrane c'est aussi la question de l'origine de la loi et de l'origine de la légitimité de l'État. De là il faut distinguer deux types de loi : la loi naturelle et la loi humaine. Si la loi naturelle est inscrite dans le cœur de chaque homme et oriente les dispositions que celui-ci doit avoir, elle ne définit pas la marche des communautés. Par exemple, la loi naturelle peut ordonner que le travail est bon pour la prospérité de la communauté, elle ne va pas dire en revanche comment celui-ci doit être organisée. Cela, c'est le rôle de la loi humaine qui pourra fixer le cadre juridique de l'organisation du travail selon la forme politique du gouvernement en vigueur dans le pays.

De la loi on arrive à l'obéissance à la loi. L'obéissance est absolument nécessaire, et rien ne peut justifier le refus d'obtempérer à la législation.

« C'est, en outre, un devoir très réel de respecter le pouvoir et de se soumettre aux lois justes : d'où vient que l'autorité vigilante des lois préserve les citoyens des entreprises criminelles des méchants. »

Mais la soumission ici demandée par le pape est celle que l'on doit aux lois justes. Si une loi est injuste, soit qu'elle émane de l'arbitraire, soit qu'elle ne vise ni la justice ni le bien, alors l'homme n'est pas tenu de lui obéir, car l'obéissance qu'il doit est celle de la soumission à l'autorité, qui repose sur la justice et sur la paix, non pas la soumission à l'arbitraire, qui s'appuie sur l'injustice et mène la guerre contre ses sujets.

« Mais, dès que le droit de commander fait défaut, ou que le commandement est contraire à la raison, à la loi éternelle, à l'autorité de Dieu, alors il est légitime de désobéir, nous voulons dire aux hommes, afin d'obéir à Dieu. Ainsi, les voies à la tyrannie se trouvant fermées, le pouvoir ne rapportera pas tout à soi ; ainsi sont sauvegardés les droits de chaque citoyen, ceux de la société domestique, ceux de tous les membres de la nation ; et tous enfin participent à la vraie liberté, celle qui consiste, comme nous l'avons démontré, en ce que chacun puisse vivre selon les lois et selon la droite raison. »

La loi protège l'homme, elle est la garantie de la liberté et le rempart contre le tyran. La loi assure la sauvegarde des droits des citoyens, et donc de leur liberté. Pour Léon XIII, il n'y a donc pas de conflit entre la liberté et la loi, bien au contraire, les deux vont de pair. À travers cette phrase se dessine aussi une conception subsidiaire de l'État, puisque sont nommés la société domestique et les membres de la nation, à savoir la famille et les corps intermédiaires, ce qui est à l'opposé de l'État providence. La vraie liberté consiste donc à vivre sous des lois justes, elles-mêmes orientées par la droite raison. C'est une vision exigeante et responsable de la liberté.

« Mais, il en est un grand nombre qui entendent par le nom de liberté ce qui n'est qu'une pure et absurde licence. »

Ici le pape cherche à prémunir de l'anarchie et de la licence qui peuvent découler d'une conception erronée de la liberté. La liberté ne consiste pas à faire tout ce que l'on veut, c'est une définition puérile de cette dernière que de croire cela, parce que la liberté ne repose pas sur le vouloir (je veux, je fais, donc je suis libre) mais sur la raison et la justice (c'est juste, j'applique la justice, donc je suis libre). Léon XIII met en garde contre les fausses idées véhiculées par la doctrine du rationalisme. Le rationalisme consiste à croire que la raison humaine est indépendante de la loi naturelle et qu'elle est elle-même son origine et sa fin. Ainsi l'homme serait autonome par rapport à toute autorité supérieure. À force de glorifier la raison et de l'autonomiser elle finit par s'assécher, n'étant plus irriguée par aucun élément extérieur.

« Le principe de tout rationalisme, c'est la domination souveraine de la raison humaine, qui, refusant l'obéissance due à la raison divine et éternelle, et prétendant ne relever que d'elle-même, ne se reconnaît qu'elle seule pour principe suprême, source et juge de la vérité. (…) De là, procède cette morale que l'on appelle indépendante et qui, sous l'apparence de la liberté, détournant la volonté de l'observation des divins préceptes, conduit l'homme à une licence illimitée. »

Si l'homme est sa propre loi, que faire de la vie en commun ? Comment penser la communauté dans l'individualisme ? Les conséquences politiques d'une telle doctrine sont considérables. Car alors la vérité n'émane pas de principes extérieurs mais du nombre et de la majorité qui peut avoir les pleins pouvoirs. Or cette majorité peut être d'accord sur la loi à adopter sans que cette loi soit juste, et la majorité, qui a l'ensemble des pouvoirs, peut exercer une véritable tyrannie. Je ne sais pas si Léon XIII connaissait les analyses de Tocqueville, ce qui est possible, car il était très francophile, mais en tout cas nous avons ici la désignation des mêmes dangers de la démocratie que l'historien normand.

« Ce qui en résulte finalement, surtout dans les sociétés humaines, il est facile de le voir. Car, une fois cette conviction fixée dans l'esprit que personne n'a d'autorité sur l'homme, la conséquence est que la cause efficiente de la communauté civile et de la société doit être cherchée, non pas dans un principe extérieur ou supérieur à l'homme, mais dans la libre volonté de chacun, et que la puissance publique émane de la multitude comme de sa source première ; en outre, ce que la raison individuelle est pour l'individu, à savoir la seule loi qui règle la vie privée, la raison collective doit l'être pour la collectivité dans l'ordre des affaires publiques : de là, la puissance appartenant au nombre, et les majorités créant seules le droit et le devoir. »

Corollaire de cette tyrannie, la confusion du bien et du mal, c'est-à-dire l'essor du relativisme.

« Mais, de plus, une pareille doctrine apporte le plus grand dommage tant à l'individu qu'à la société. Et, en réalité, si l'on fait dépendre du jugement de la seule et unique raison humaine le bien et le mal, on supprime la différence propre entre le bien et le mal ; le honteux et l'honnête ne diffèrent plus en réalité, mais seulement dans l'opinion et le jugement de chacun ; ce qui plaît sera permis. Dès que l'on admet une semblable doctrine morale, qui ne suffit pas à réprimer ou apaiser les mouvements désordonnés de l'âme, on ouvre l'accès à toutes les corruptions de la vie. Dans les affaires publiques, le pouvoir de commander se sépare du principe vrai et naturel auquel il emprunte toute sa puissance pour procurer le bien commun ; la loi qui détermine ce qu'il faut faire et éviter est abandonnée aux caprices de la multitude plus nombreuse, ce qui est préparer la voie à la domination tyrannique. »

Ces lignes, écrites en 1888, sont annonciatrices de toutes les dérives législatrices du siècle suivant. La souveraineté reposant uniquement sur la majorité, sans se demander si cette majorité dicte une loi juste ou injuste, les hommes sont alors soumis aux passions et à l'arbitraire, et non plus à la raison et à la justice. De la liberté individuelle nous sommes ainsi arrivés à la liberté dans l'ordre politique, et nous voyons que les conséquences d'une mauvaise conception de cette idée, voire même d'un détournement du concept au profit de la beauté du mot, sont lourdes pour les individus.

Le pape analyse ensuite plusieurs idées liées à la liberté, notamment la liberté d'expression. « Et maintenant, poursuivons ces considérations au sujet de la liberté d'exprimer par la parole ou par la presse tout ce que l'on veut. »

« Assurément, si cette liberté n'est pas justement tempérée, si elle dépasse le terme et la mesure, une telle liberté, il est à peine besoin de le dire, n'est pas un droit, car le droit est une faculté morale, et, comme nous l'avons dit et comme on ne peut trop le redire, il serait absurde de croire qu'elle appartient naturellement, et sans distinction ni discernement, à la vérité et au mensonge, au bien et au mal. Le vrai, le bien, on a le droit de les propager dans l'État avec une liberté prudente, afin qu'un plus grand nombre en profite ; mais les doctrines mensongères, peste la plus fatale de toutes pour l'esprit ; mais les vices qui corrompent le cœur et les mœurs, il est juste que l'autorité publique s'emploie à les réprimer avec sollicitude, afin d'empêcher le mal de s'étendre pour la ruine de la société. Les écarts d'un esprit licencieux, qui, pour la multitude ignorante, deviennent facilement une véritable oppression, doivent justement être punis par l'autorité des lois, non moins que les attentats de la violence commis contre les faibles. Et cette répression est d'autant plus nécessaire que contre ces artifices de style et ces subtilités de dialectique, surtout quand tout cela flatte les passions, la partie sans contredit la plus nombreuse de la population ne peut en aucune façon, ou ne peut qu'avec une très grande difficulté se tenir en garde. (…) Tout ce que la licence y gagne, la liberté le perd. »

Le droit est une faculté morale. Si la liberté n'est ni tempérée ni mesurée par la raison, alors elle n'est plus un droit, car la morale n'est pas respectée, mais devient un arbitraire. Et ce sont les plus faibles qui sont asservis par cet arbitraire, ceux qui ne sont pas capables, par manque d'instruction ou par ignorance, de déceler l'erreur dans une doctrine ou un propos. Léon XIII n'a pas de mots assez durs pour dénoncer « la peste du socialisme » qui corrompt les rapports entre les ouvriers et les bourgeois en incitant à l'opposition systématique et à la jalousie. Le rôle de l'État est alors de protéger les faibles, notamment en filtrant les idées pernicieuses pour que celles-ci ne portent pas préjudice aux plus faibles. Libre à lui ensuite de trouver les moyens appropriés à la lutte contre ce fléau et de les mettre en pratique. En revanche, insiste le pape, il y a la liberté de discuter, de confronter ses idées, de débattre sur toutes les choses qui peuvent être débattues, afin de faire progresser la connaissance du monde et l'approfondissement des savoirs.

Pour conclure, on peut résumer la pensée de Léon XIII en disant que là où il y a la liberté, là est la justice, et que là où est la justice, là est la liberté. La liberté se fonde sur la justice et repose sur la responsabilité. C'est pourquoi la doctrine libérale est foncièrement juste, et que seule une pensée juste peut être considérée comme étant libérale.

A l'inverse, la doctrine socialiste est injuste et déresponsabilisante pour les personnes. Les libéraux auraient peut être beaucoup à gagner à parler davantage de la justice, à montrer comment leur doctrine augmente la justice, et à rejeter les mesures faussement libérales car véritablement injustes. Ce serait aussi une façon d'éviter les caricatures de la pensée libérale, car l'homme a plus soif de justice que de liberté.

Cette réflexion du pape Pecci sur la liberté conserve une étonnante fraîcheur. La réflexion sur le sens de la loi et sa légitimité, sur les manifestations de la liberté, notamment à travers la liberté de la presse, sur les écueils de la licence et l'analyse des dangers potentiels du gouvernement de la majorité, conserve une actualité et une pertinence pour les hommes d'aujourd'hui, preuve que les grands esprits savent s'élever au-delà de leur temps.

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