C’est un projet proprement inclassable que celui dans lequel s’est lancé Geoff Barrow, échappé de Portishead, avec ses deux collègues Billy Fuller et Matt Williams. A l’écoute attentive de 3 du duo qu’il forme avec Beth Gibbons, on avait compris que les chemins de traverse martiaux pouvaient le titiller. Que faut-il songer de ce >>, digne successeur de > ? Que, côté titres, Beak fait dans la symbolique mathématique ? C’est une bonne piste, bien que passablement défoncée. Un peu à l’image des instruments que l’on entend.
Chez Beak, les synthés sont analogiques, sûrement d’occase, comme exhumés du cimetière auquel les avait condamné l’irrépressible avancée numérique. Pour notre plus grand bonheur – le mien en tous les cas -, les nappes oscillent, toutes d’électricité, quelque part entre un Pink Floyd (ils reprennent d’ailleurs fameusement Welcome to The Machine) période Syd Barrett, les expérimentations de Kraftwerk et Tangerine Dreams pour quelques nappes gentiment envoutantes. Mais, question gentillesse, restons-en là en retournons aux maths.
Car la rythmique implacable semble bâtie sur des algorithmes issus du cerveau malade d’un prof trop stressé par sa classe de troisième cinq et son conseil de discipline mensuel. Discipline… Finalement, le mot n’est pas si mal choisi. C’est effectivement l’intro de Spinning Top et son redoutable couple basse métronome – batterie martiale (sur celui-ci, privilège rare, la caisse claire a droit de cité). On se sent pris dans la marche cadencée d’un bataillon militaire… ou prolétaire se rendant à l’usine. On n’y est pas encore, ce titre (Spinning Top) reste encore aéré, malgré la voix comme étouffée par les nuées noires qui peluchent à la sortie de la grande cheminée et qui s’approchent. Mais retournons aux maths.
Car dans les maths, y a de la boucle. Qui revient. Entêtante, lancinante même qui malmène cette mélopée mélanco qui s’inscruste dans le crâne avec Eggdog. Petit conseil : en règle générale, Beak n’est pas du genre sur lequel on se trémousse tout seul dans la rue en chemin pour la discothèque ; mais ce Eggdog ferait passer Ian Curtis pour un clown de premier ordre. Peut-être bien que c’est aussi parce que l’usine vers laquelle nous nous acheminons est condamnée à la fermeture. Et qu’on y va parce qu’on peut encore.
Avec un peu plus d’entrain que ça même. Parfois, parce que, grâce aux syndicats, on peut fredonner « chouette c’est vendredi » sur l’intro presque bondissante de Liar. Ouais… Beau mensonge ! Après le vendredi, y aura le lundi, rivé à nouveau à l’établi. Ton vendredi, ton mensonge, a finalement un goût acide dans la bouche. Et si tu accélères la cadence, tu n’es pas dupe. Il faut aussi être à l’heure pour livrer les clients qui ont besoin de la camelote le week-end. Tu pourras, pendant ce temps, te perdre dans la contemplation de la mer, le sac et le ressac des vagues qui lèchent les piliers des piers auxquels tu n’as pas accès.
Et déjà, lundi, Wulfstan II, l’appel de la sirène mécanique retentit qui te ramène au chagrin. Le chœur masculin des ouvriers ballotés par cette pluie rêche avant que de se river à la machine, sous les incantations du contremaître garde chiourme. Par moment, le tapis mécanique qui livre les pièces part en vrille, comme cette guitare flottante et aigrelette qui aère le titre. Mais la boucle synthétique reprend son droit et remet le titre tapis dans le bon sens. Et tu as beau, comme Geoff, geindre ton saoul, la rythmique reprend, implacable, concassante sous les stries d’une guitare devenue scie à métaux lourds.
Le reste de l’album va à l’encan, comme le reste de la semaine. L’usine va fermer mais tant qu’elle est là, tu remets la première piste et tu recommences. Hypnotisé par la machine. Beak c’est la bande son d’un monde oublié, celui de l’usine en crise. C’est beau. Nostalgique. Plein d’espoir derrière la chape de plomb.
Beak >> (Invada/Differ-Ant)
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Bonus video : Beak “Wulfstan II”