14 juillet : le risque de la démocratie absolue !

Publié le 13 juillet 2012 par Sylvainrakotoarison

Prise de la Bastille ou fête de la Fédération : en fait, le 14 juillet commémore les deux, et c’est cette ambivalence, également ambiguïté, qui permet l’unité nationale. Petit retour historique.

Le 14 juillet 1795, la Convention décida que "La Marseillaise" serait désormais l’hymne national de la République française. Mais le 14 juillet, c’est tout autre chose

Le mercredi 11 juillet 2012, France 3 diffusait dans la soirée un documentaire sur la date du 14 juillet, avec des historiens comme Claude Quétel, Jean-Christian Petitfils, Jean-Pierre Bois et Guillaume Mazeau (dans la série "L’Ombre d’un doute").

Pour la plupart des Français, la Fête nationale commémore la prise de la Bastille mais en fait, lorsque Léon Gambetta a fait adopter la date du 14 juillet par les députés le 8 juin 1880 sur une proposition du 21 mai 1880 de Benjamin Raspail, député-maire d’Arcueil et fils du chimiste qui a donné son nom au célèbre boulevard parisien (la loi fut votée par les sénateurs le 29 juin et promulguée le 6 juillet 1880), il était plutôt question du 14 juillet 1790, qui a été la fête de la Fédération, la nation française rassemblée autour du roi Louis XVI et des révolutionnaires dans une sorte de symbiose de l’idée patriotique, tout en réconciliation, autour aussi de Lafayette et même de Talleyrand qui présida la messe avec des centaines de prêtres.


Si l’historien Jean Favier est catégorique sur la référence de 1790, en fait, la réalité est un peu plus subtile : en effet, Gambetta avait eu l’idée de faire référence à 1790 pour ne pas froisser les "honnêtes gens" effrayés par le sang coulé en 1789. L’hymne national avait déjà beaucoup de références au sang (impur).

Ainsi, Christian Amalvi explique : « C’est une date bicéphale qui renvoie simultanément à la prise de la Bastille et à la fête de la Fédération : le second événement permet de conjurer, par son aspect national et œcuménique, le caractère violent du premier, et de rassurer à bon compte les modérés. Cependant, pour les vrais républicains, c’est d’abord et avant tout au 14 juillet 1789, en dépit des excès sanglants commis par le peuple ce jour-là, que la fête nationale rend hommage. ».

Dans la discussion au Sénat, dans la séance du 29 juin 1880, il est en effet dit par le rapporteur du texte : « N’oubliez pas qu’après la journée du 14 juillet 1789, il y a eu la journée du 14 juillet 1790. Cette journée-là, vous ne lui reprocherez pas d’avoir versé une goutte de sang, d’avoir jeté la division à un degré quelconque dans le pays. Elle a été la consécration de l’unité de la France. Oui, elle a consacré ce que l’ancienne royauté avait préparé. L’ancienne royauté avait fait pour ainsi dire le corps de la France, et nous ne l’avons pas oublié ; la Révolution, ce jour-là, le 14 juillet 1790, a fait, je ne veux pas dire l’âme e la France, personne que Dieu n’a fait l’âme de la France, mais la Révolution a donné à la France conscience d’elle-même ; elle a révélée à elle-même l’âme de la France . (…) Le 14 juillet 1790 est le plus beau jour de l’histoire de France, et peut-être de toute l’histoire. C’est en ce jour qu’a été enfin accomplie l’unité nationale, préparée par les efforts de tant de générations et de tant de grands hommes, auxquels la postérité garde un souvenir reconnaissant. Fédération, ce jours-là, a signifié unité volontaire. ».

Penchons-nous donc sur cette prise de la Bastille. Une vieille forteresse de huit tours qui cassait la perspective avec le faubourg Saint-Antoine, quartier populaire et ouvrier, et réputée imprenable. Prison synonyme de l’absolutisme de la monarchie et de l’arbitraire des souverains, la Bastille n’avait qu’une portée symbolique puisque seulement sept prisonniers y furent trouvés (et encore, on les avait oubliés).

L’étincelle qui fit tout exploser, c’est le renvoi par le roi de Jacques Necker, très populaire Ministre des Finances, le 12 juillet 1789. Ce qui intéressait avant tout les révolutionnaires, c’était la réserve de munitions. Ils avaient pu s’emparer le matin du 14 juillet 1789 de dizaines de milliers de fusils aux Invalides mais ils n’avaient pas de poudre.

Le directeur de l’établissement, le marquis Bernard-René Jordan de Launay, n’était pas un mauvais bougre. Au contraire, il a même accepté de parlementer avec les gens de la commune de Paris (les élus parisiens) et si la Bastille aurait pu être bien défendue grâce à ses troupes, il ne souhaitait pas un bain de sang entre Français et n’a donc donné aucun ordre ni de tirer ni de ne pas tirer. Après quatre tentatives de négociations, la situation n’évoluait pas et restait très tendue.

Finalement, les révolutionnaires parvinrent à s’emparer de la forteresse et le chef des troupes révolutionnaires, Pierre-Augustin Hulin (30 ans), futur général napoléonien, avait décidé d’accompagner et de protéger De Launay jusqu’à l’Hôtel de Ville mais la foule, comme hystérique, l’a finalement lynché en chemin et lui a coupé la tête mise sur une pique. Première victime de la Révolution française. Il y en aura des dizaines de milliers d’autres. Début d’une véritable boucherie qui sera à son apogée sous la Terreur de Robespierre.


Quelques jours avant, le ministre responsable de la défense nationale, le maréchal Victor-François de Broglie, qui avait été nommé le 11 juillet 1789 par Louis XVI ( la roi avait bien compris qu’il fallait lâcher un peu de lest et ne pas écouter les ultras du comte d’Artois) avait rédigé un mémoire pour mettre en garde le roi contre la situation insurrectionnelle qui risquerait de ne plus être maîtrisée, et au détour d’une phrase, il a eu cette sublime expression : « La France [risque d’être] livrée à la démocratie absolue. ». Succulente expression, que cette "démocratie absolue" ! À l’époque, le mot "démocratie" semblait donc avec une connotation péjorative.

Dès le soir de la prise de la Bastille, c’est Palloy, un commerçant, très doué pour le marketing commercial, qui fut chargé (par lui-même !) de détruire le bâtiment, de construire le monument encore aujourd’hui dressé sur la place et surtout, de mobiliser toutes les idées pour vendre la Bastille, notamment en vendant plein d’objets fabriqués dans des matériaux de la Bastille (pierre, métal, bois) et distribués un peu partout en France, ce qui a rendu très célèbre cet événement (on appellerait maintenant un "buzz").

C’était d’ailleurs à celui qui pouvait visiter les lieux, même la nuit, parfois avec du trafic de passeports d’autorisation à être sur le chantier. Chacun voulait y aller avec son piolet pour prendre un petit morceau de pierre de la Bastille, exactement comme deux siècles plus tard, beaucoup d’Européens ont cherché à se rendre à Berlin pour emporter avec eux un petit bout du mur effondré le 9 novembre 1989.

Le chantier d’ailleurs a coûté très cher car le but était de faire travailler plein de monde même si cela ne servait pas à grand chose. C’était le prix d’un bon climat social. La Bastille a représenté une énorme réserve de pierres pour les constructions futures et par exemple, on marche sur beaucoup de pierres de la Bastille lorsqu’on traverse la Seine par le Pont de la Concorde, reliant la place (autrefois appelée Louis XV) et le Palais-Bourbon (l’Assemblée nationale). Avant la Révolution, Louis XVI avait déjà eu l’idée de détruire la Bastille pour aménager la place qui aurait porté son nom (trop tard).

Autre point intéressant : il y a eu tout un trafic pour se réclamer de la prise de la Bastille (comme en 1944 pour se réclamer de la Résistance). Chacun se revendiquait ainsi, de manière très anarchique, si bien que pour mettre fin aux autoproclamations, les élus de Paris ont institué un certificat de "vainqueur de la Bastille" et l’ont attribué à moins d’un millier de révolutionnaires, après avoir enquêté pour être sûrs que ces personnes étaient sur les lieux. Ce papier a permis de formuler des revendications encore en 1830 et Louis-Philippe (le dernier roi), pour éviter toute protestation, leur a tout de suite accordé une rente de cinq cents francs !

Il est connu d’ailleurs que dans son petit journal personnel, Louis XVI avait noté "rien" pour le 14 juillet 1789. Mais c’était surtout pour dire qu’il était revenu bredouille de sa chasse. Le roi avait suffisamment compris la situation très tendue pour rappeler Necker dès le 16 juillet 1789.

Voici ce qu’un témoin privilégié a pu écrire sur l’événement : « De Launay, arraché de sa cachette, après avoir subi mille outrages, est assommé sur les marches de l’Hôtel de Ville ; le prévôt des marchands, Flesselles, a la tête cassée d’un coup de pistolet ; c’est ce spectacle que des béats sans cœur trouvaient si beau. Au milieu de ces meurtres, on se livrait à des orgies, comme dans les troubles de Rome, sous Othon et Vitellius. On promenait dans des fiacres les vainqueurs de la Bastille, ivrognes heureux, déclarés conquérants au cabaret ; des prostituées et des sans-culottes commençaient à régner, et leur faisaient escorte. Les passants se découvraient avec le respect de la peur, devant ces héros, dont quelques-uns moururent de fatigue au milieu de leur triomphe. Les clefs de la Bastille se multiplièrent ; on en envoya à tous les niais d’importance dans les quatre parties du monde. Que de fois j’ai manqué ma fortune ! Si moi, spectateur, je me fusse inscrit sur le registre des vainqueurs, j’aurais une pension aujourd’hui. ».

Ce témoin, c’était Chateaubriand, dans ses "Mémoires d’outre-tombe" (1848)

De Launay, gouverneur bien terne de la Bastille, fut décrit sans complaisance par un de ses hommes : « (…) J’ai appris à connaître cet homme (…) par son inquiétude continuelle et son irrésolution, je vis clairement que nous serions bien mal commandés si nous étions attaqués. Il était tellement frappé de terreur que la nuit, il prenait pour des ennemis les ombres des arbres et des autres objets environnants. ».

Comme souvent, la petite histoire a fondé la grande histoire. L’exaspération de la foule parisienne, la maladresse de certaines autorités, la mauvaise incompréhension du coup adverse, tout a fait basculer le pays de l’anecdotique à la gravité. Clemenceau parlait d’un bloc pour la Révolution, avec ses lumières et sa face sanglante. Au regard des deux dernières séries de révolutions (empire soviétique et Printemps arabe), il n’est pas sûr que la Révolution française fût la moins meurtrière…

Il reste à en conserver l’élément essentiel qui a motivé le législateur de 1880 : l’unité nationale.

Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (13 juillet 2012)
http://www.rakotoarison.eu

(Source : essentiellement, "L'Ombre d'un doute" et le site de l'Assemblée Nationale).



Pour aller plus loin :
Émission sur France 3 du 11 juillet 2012 ("L’Ombre d’un doute").
Faut-il modifier les jours fériés ?
Unité nationale.

(Illustrations : 1° Monet et la fête nationale du 30 juin 1878 ; 2° Fête de la Fédération ; 3° De Launay et Flesselles sur des piques ; 4° Prise de la Bastille).



http://www.agoravox.fr/actualites/citoyennete/article/14-juillet-le-risque-de-la-119924