Dans son discours de politique générale prononcé le 3 juillet dernier, le Premier ministre Jean-Marc Ayrault a utilisé une douzaine de fois le mot « effort », le plus souvent accolé aux adjectifs « national » ou « collectif ». Si les termes « rigueur » et « austérité » sont jusqu’à aujourd’hui soigneusement récusés par l’exécutif, le vocable « effort » apparaît en revanche au centre des discours. Le pari engagé par les nouveaux dirigeants du pays semble être que les efforts, dès lors qu’ils apparaîtront justement répartis, seront librement consentis par l’ensemble des citoyens.
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Que nous disent les récentes enquêtes d’opinion sur l’état d’esprit des Français en ce début de mandat et face aux premières mesures dévoilées par le gouvernement : se montrent-ils plutôt concernés par cette responsabilisation collective dans l’effort ou tentés par un repli sur leur sphère individuelle et la défense de leurs acquis personnels ? Consentent-ils à participer dans une solidarité qui s’avérerait salvatrice au redressement national dessiné par le Président François Hollande et le gouvernement de Jean-Marc Ayrault ou au contraire revendiquent-ils dans le contexte de crise – loin d’être achevé selon eux – un égoïsme bien placé ?
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Des signes positifs qui avalisent la ligne directrice de l’effort collectif prônée par le gouvernement…
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En ce début de mandat, les Français semblent faire preuve, non pas, certes, d’un esprit de cohésion à toute épreuve, mais à tout le moins d’un bon état d’esprit à l’égard du gouvernement. Ils semblent en effet avoir intégré la nécessité de construire et participer ensemble à un effort national et même européen. Cela se manifeste tout d’abord, comme évoqué lors d’un précédent article sur Délits d’Opinion, par un souhait fort de concertation, pouvant être perçu comme la volonté, dans ce contexte de restriction des dépenses, de voir les efforts réfléchis et consentis primer sur les efforts précipités et imposés et plus largement le collectif primer sur l’individuel dans la décision.
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Cela se traduit ensuite par l’acceptation quasi générale de la nécessité de fournir des efforts, y compris certains susceptibles d’avoir des répercussions individuelles. Ainsi, dans le dernier sondage TNS Sofres pour TADDEO, 85% des Français déclarent que le gel des dépenses de l’Etat pendant 3 ans constitue une bonne chose pour le pays mais aussi deux-tiers pour eux-mêmes. Face aux épouvantails grec et espagnol agités pendant la campagne électorale, les Français semblent avoir intégré le fait que pour le pays comme pour ses habitants, il est indispensable de réduire les déficits publics. Les Français ont même désigné, dans un sondage Harris Interactive réalisé le jour du premier tour de l’élection présidentielle, la lutte contre les déficits comme le deuxième thème de campagne ayant le plus pesé dans leur choix du nouveau Président de la République, juste derrière l‘emploi et devant le pouvoir d’achat (respectivement 38% contre 44% et 36%).
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Ainsi les Français apparaissent avoir pleinement conscience de la nécessité des efforts à fournir pour revenir à l’équilibre des dépenses et semblent prêts à y adhérer. Symbolique de cet état d‘esprit, la position majoritaire des Français par rapport aux retraites. Il y a moins d’un an, dans la huitième édition de l’Observatoire français des retraites, réalisé par l’Ipsos pour l’UMR et Liaisons sociales, huit Français sur dix faisaient part de leur souhait de voir les décisions prises dans le cadre de la réforme des retraites en octobre 2010 rediscutées lors de la campagne présidentielle. Aujourd’hui, seuls 20% des Français déclarent dans un sondage Harris Interactive pour l’Humanité Dimanche souhaiter tout à fait un retour à la retraite à 60 ans pour tous quand 53% s’y opposent. La très grande majorité (70%) est en revanche favorable selon un sondage Ifop pour Sud-Ouest Dimanche à ce qu’elle soit rétablie à 60 ans pour les personnes ayant commencé à travailler à 18 ans et ayant 41 années de cotisations. Ainsi, les Français, à l’origine majoritairement opposés à la réforme des retraites, semblent aujourd’hui approuver la position du gouvernement sur ce retour partiel à la retraite à 60 ans et ne pas lui tenir rigueur de ce qui aurait pourtant pu apparaître comme une renonciation, tant le flou a longtemps régné sur ce sujet au cours de la campagne socialiste.
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Parce qu’ils ont sans doute le sentiment que le Parti Socialiste a su réintégrer une dose de justice et de concertation là où en 2010 ils n’en avaient pas suffisamment perçue, les Français semblent mieux accepter une dose d’effort supplémentaire. Mais cette acceptation est largement conditionnée au sentiment d’une justice respectée dans l’effort demandé, comme le montre le refus en revanche largement partagé d’hausses généralisées comme celles de la TVA ou de la CSG. Cet état d’esprit, associé à la période de latence souvent observée en début de mandat, amoindrit et donne moins de portée pour le moment aux critiques à l’égard du nouveau gouvernement et semble valider le discours politique de ce dernier centré sur l’effort juste. Mais cet état d’esprit apparemment positif des Français l’est-il autant que le gouvernement aimerait le croire ? N’est-il pas d’ores et déjà menacé par nombre de dimensions susceptibles rapidement de l’affaiblir ?
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… mais un risque réel de remise en cause de ce discours dans un contexte de crise qui perdure et se concrétise dans des situations individuelles difficiles
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Trois principales menaces pèsent en effet sur cet état d’esprit et pourraient à terme conduire à son éclatement :
- l’incapacité du gouvernement à assurer une lecture commune de la justice ;
- le développement de la colère des Français face au fait de payer des erreurs considérées comme n’étant pas les leurs ;
- l’aggravation des situations personnelles dans un contexte de crise qui s’éternise.
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Tout d’abord, nuançons le tableau positif dressé précédemment par une lecture plus en profondeur des résultats d’études par catégorie socio-professionnelle. Comme le montre ce sondage IFOP, les Français, s’ils semblent globalement d’accord pour produire un certain nombre d’efforts justes, ont globalement tendance à penser que l’effort est toujours plus « justifié » lorsqu’il concerne une catégorie de population à laquelle ils n’appartiennent pas. Ainsi, selon eux, l’effort devrait d’abord porter sur les plus riches avec l’augmentation de l’impôt sur la fortune et sur les entreprises, avant de toucher les ménages. Et les membres des catégories supérieures sont plus susceptibles de se déclarer favorables que la moyenne à la généralisation de l’impôt sur le revenu à tous les ménages (43% contre 37% en moyenne), tandis que les membres des catégories populaires privilégient la hausse de l’ISF (77% contre 65% en moyenne), la juste répartition des efforts n’apparaissant pas exactement la même pour tout le monde. De même, les familles sont logiquement moins favorables à la baisse des allocations familiales, les moins aisés à la baisse des minima sociaux quand les locataires refusent largement la baisse des allocations logement. Pour ne pas noircir exagérément le tableau, notons cependant que les propriétaires bailleurs accueillent majoritairement la proposition de Cécile Duflot d’encadrer les loyers à la relocation dans les grandes villes soumises à la pression immobilière (63% selon un sondage Harris Interactive pour Century 21). Face à ces distorsions, le gouvernement devra se prêter à un jeu d’équilibriste très risqué afin de maintenir le sentiment d’un effort justement partagé, faute de quoi l’état d’esprit général pourrait rapidement se retourner.
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En outre, il sera difficile du point de vue des ménages de consentir sur le temps long des efforts pour faire face à une situation pour laquelle ils ne se jugent pas responsables. En effet, selon les Français, la situation économique et financière dans laquelle se trouve l’Europe est essentiellement le fait de la spéculation des acteurs financiers et de la mauvaise gestion des Etats, et relativement peu des citoyens eux-mêmes. En janvier 2011, seuls 25% des Français pointaient du doigt la responsabilité très importante des citoyens dans la crise, contre 43% celle des entreprises, 56% celle des gouvernements et 59% celle des banques. Combien de temps peut-on demander une responsabilisation synonyme d’importants efforts à une population qui rejette la faute de la crise sur d’autres sans rencontrer d’opposition de principe ? Si les situations sont peu comparables, l’exemple grec laisse néanmoins à penser que la relative compréhension et adhésion dont bénéficie le gouvernement français aujourd’hui pourrait rapidement s’effilocher…
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Et ce d’autant plus vite que les Français ont bien conscience que la crise est loin d’être finie et que les situations individuelles risquent encore d’en souffrir. En effet, trois-quarts des Français estiment que nous sommes encore en pleine crise (contre 15% qui pensent que la situation est préoccupante mais que le pire est derrière nous et seulement 9% qui pensent que la situation s’améliore progressivement et 1% qui jugent la crise finie). Et notons qu’aujourd’hui, « seuls » 25% des Français se disent beaucoup impactés par la crise dans leur vie personnelle et celle de leurs proches, soit seulement 5 points de plus qu’en septembre 2010 et 15 de moins qu’au début de l’année, tandis que la proportion de citoyens se sentant beaucoup affectés atteint 36% en Espagne, et 39% en Italie. De ce fait, cette proportion pourrait dans un avenir proche croître, et entraîner avec elle un fort risque de repli sur la sphère personnelle. La très grande majorité des Français déclarent déjà dans l’Observatoire Les Français et l’argent, mené par TNS Sofres pour ING Direct, se recentrer sur leurs proches et leurs projets personnels dans ce contexte de crise.
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Ainsi, on le voit, les marges de manœuvre pour la politique d’effort national prônée par le gouvernement existent et le discours de Jean-Marc Ayrault, s’il n’a pas suscité d’enthousiasme parmi la population française, a rencontré un écho plutôt favorable. Les Français font en effet preuve aujourd’hui d’un état d’esprit relativement propice à un tel propos de responsabilisation collective. Cependant, ces marges de manœuvre sont très étroites, tant la situation est potentiellement explosive : face aux menaces pesant sur les situations individuelles et familiales et dans un contexte de crise dont les Français ne voient pas l’issue, qui peut dire combien de temps tiendra cette relative bonne disposition avant de voir re-émerger des fractures profondes et des revendications catégorielles qui mettront à mal cette volonté d’effort national ?