Le gourmand ingénieux

Par Mafalda

Monsieur Mistigri fait sa promenade matinale.
L'air est doux, et M. Mistigri plisse son fin museau lorsque la brise parfumée caresse ses moustaches. Il va lentement à travers les allées du parc, posant ses pattes avec tant de délicatesse qu'elles ne laissent aucune trace sur le sable encore humide de rosée.
A son cou, un petit grelot tinte faiblement.
M. Mistigri a l'estomac fatigué en ce moment. Sa maîtresse lui a donné trop de bonnes choses. Aussi, tout en marchant, mange-t-il quelques brins d'herbe, médecine habituelle, nul ne l'ignore, de messieurs les chats. Le voici prés du bassin qui orne le milieu du parc.
Des moucherons, des libellules volent en rasant la surface de l'eau, tandis que deux gros gourmands de poissons rouges, le museau en l'air, la bouche toute grande ouverte, essayent, mais sans y parvenir, de les happer au passage. M. Mistigri s'est arrêté. Ses yeux luisent de convoitise, ses narines frémissent.
"Tiens, tiens, fait-il en son langage, si je m'offrais quelques filets de poisson frais. C'est une nourriture de malade... et de plus, disait feu mon père, un régal exquis."
"Manqué ! s'écrie-t-il avec colère."
Les moucherons s'envolent, et les poissons s'enfuient vivement vers le fond du bassin. Mais M. Mistigri ne se tient pas pour battu.
Il réfléchit et se rappelle qu'un jour, Tomy, le fils de sa maîtresse, est venu pêcher dans la pièce d'eau (ce qui lui a valu d'ailleurs une correction bien méritée). Tomy n'avait qu'un bout de fil terminé, en guise d'hameçon, par une épingle recourbée à la quelle était piquée une mouche, et Tomy a pris un gros poisson.
L'essaim de moucherons est revenu. M. Mistigri se dresse. Pif ! un coup de patte par ci ; paf ! un coup de patte par là, les bestioles tombent à terre et M. Mistigri a bientôt fait une ample provision.
"Moi, se dit notre chat, je n'ai ni fil ni épingle, mais je possède au bout de chaque patte cinq griffes effilées, ce qui  ne va pas plus mal."
Il s'agit maintenant de fixer délicatement ces moucherons sur les griffes. Cela, par exemple, n'est point facile. Malgré l'application, M. Mistigri ne réussit pas à chaque fois. Alors il s'impatiente, ses sourcils se froncent, sa queue bat fiévreusement le sol; pour un peu il abandonnerait tout... Enfin voilà qui est fait.
M. Mistigri s'approche du bassin. Doucement, doucement il avance sa patte ouverte dont toutes les griffes sont garnies de moucherons.
"Brrr, fait-il, que cette eau est froide ! Il faut vraiment que les poissons aient du courage pour vivre là-dedans,... et que je sois bien gourmand, ajoute-t-il, pour endurer ce supplice."
Chacun sait, en effet que les chats n'aiment point l'eau froide.
Mais, chut !... Les poissons rouges réapparaissent. Ils approchent, fuient, reviennent, s'en vont encore : cette grosse bête qui laisse tremper sa patte dans l'eau ne leur dit rien qui vaille. Et cependant au bout de la patte, il y a des moucherons dodus, des moucherons qui ne bougent pas et qu'on pourrait prendre facilement.
M. Mistigri, lui, fait le bon apôtre. Il détourne la tête, il semble ne pas s'occuper de ce qui se passe dans le bassin ; mais voyez cet oeil brillant, ce regard de côté qui, sans en avoir l'air, suit tous les mouvements des poissons.
"Ça va mordre, pense M. Mistigri qui retient sa respiration. Ça mord, ça mord..."
Goulûment un des poissons c'est élancé sur les moucherons : le chat a vivement replié ses griffes ; crac, en voilà un de pris !
"A l'autre, maintenant !"
Celui-là, que le malheur de son camarade a rendu méfiant, n'ose plus avancer. Il est gourmand cependant, si gourmand, qu'après quelques instants d'hésitation, il se précipite lui aussi sur l'appât et happe la patte toute entière de M. Mistigri.
Aïe, le pauvre poisson ! Les griffes du chat lui déchirent la gorge ; il se débat, donne des coups de queue désespérés, mais M. Mistigri tient bon. Arc-bouté sur ses pattes de derrière, il tire, lui aussi, de toutes ses forces, et la victoire lui reste.
"Ouf, s'écrie-t-il, cela n'a pas été sans peine. Mais aussi quel bon déjeuner je vais faire !"
Et gambadant, un poisson sous chaque patte, M. Mistigri gagne un endroit écarté où il puisse se régaler sans être importuné.
M. Mistigri a fini. Près de lui gisent les squelettes des poissons ; il n'a laissé que les arêtes !
"Bel appétit pour un malade, dit-il avec un air de douce satisfaction en passant ses pattes sur son ventre rebondi ; c'était vraiment délicieux. Foin du mou de veau ! Désormais, je ne veux plus manger que du poisson !"
... Souhait malencontreux, car le soir même M. Mistigri mourait d'indisgestion.

André MASSANES