En Corée, lorsque vous achetez votre place de cinéma à la caisse, vous avez la possibilité de choisir votre emplacement exact dans la salle. Quel rang, quel fauteuil, tout devant, dans le fond, sur le côté, vous précisez, et le ticket qu’on vous édite vous placera précisément. A première vue, cela pourrait sembler une solution magnifique à un problème auquel un maniaque comme moi pense dès qu’il met les pieds dans un cinéma : être idéalement placé. Avec ce système, nul besoin de venir faire la queue une heure en avance devant la salle pour être sûr d’entrer parmi les premiers et avoir LE fauteuil convoité. Mais ça, c’est à première vue seulement.
Étant moi-même un peu en retard, je pensais être tranquille sur mon bout de rang. Mais c’est là qu’il est arrivé. Lui. Le psychopathe (bon d’accord le terme est exagéré, mais quand on tue une projection, on est un peu psychopathe quand même non ?). Casquette vissée sur le crâne, imper qu’il ne quittera pas du film, il est arrivé cinq bonnes minutes en retard et s’est posé à l’entrée de mon rang, à deux fauteuils de moi. Entre lui et moi, un seul siège vide. A le voir comme ça, il ressemblait à un spectateur anonyme, la cinquantaine, très vite plongé comme moi dans le film, la Director’s Cut du fameux film de Tsui Hark, une version pas loin d’être épouvantable, un DVD alternant séquences de qualité DVD et séquences de qualité VHS. Très moche à voir, mais le film de Tsui Hark est suffisamment puissant pour dépasser le désagrément. D’autant qu’en fait de désagrément, la qualité de l’image s’est vite avérée superficielle, quand je me suis rendu compte que le bonhomme qui s’était installé à côté de moi était un spectateur très… comment dire… démonstratif. « Trop » serait le superlatif le plus approprié.
« Vas-y, cours ! » « Allez, sauve-toi ! » « Oh l’enculé !! » « Bill Gates ! Bill Gates !! Bill Gates !! Bill Gates !!!” (de plus en plus fort, en voyant apparaître un acteur américain à l’écran, je n’ai toujours pas compris cette saillie… est-ce le nom de l’acteur ou celui-ci lui rappelait-il le fameux entrepreneur ?) « C’est quoi, c’est du formol ?....... Ah non, c’est de l’acide !!! » « Elle ressemble à Virginie Ledoyen c’est marrant ! » (parlant de l’actrice principale du film) Et ma saillie préférée, sortie de nulle part, hurlée lors d’une scène où deux personnages se bastonnaient à l’écran : « Vas-y frappe dur Ben Hur !!! ».
Alors qu’à un moment, il a perdu le fil de ce qui se passait à l’écran, il s’est même tourné vers moi pour me parler : « Excusez-moi, ils ont tué l’Amerloque là ?? ». Je ne pus que hocher la tête, bouche bée. Tout ceci n’est qu’un petit fragment, le plus mémorable, de ce que mon voisin a balancé tout au long du film. Il a également régulièrement essayé de répéter certaines répliques en cantonais, phonétiquement, ce qui avait l’air de l’amuser. J’aurais aimé me souvenir de plus, mais il y en avait tant, dont un grand nombre étaient inintelligibles. Et le pire, c’est que je ne lui en voulais même pas franchement. Pas autant que si cela avait été un couple inattentif discutant d’autre chose que du film, ou un ado envoyant des SMS à tout bout de champ, ou un mec prenant mon fauteuil pour son paillasson. Lui, c’était à l’évidence un cinémaniaque, un vrai, et c’est sa passion qui s’exprimait si bruyamment, aussi inconvenant cela puisse-t-il paraître. C’est incontrôlable. Qui suis-je pour lui dire que son amour incontrôlable des films n’est pas convenable. Il ne comprendrait pas. Il ne changerait pas. Il prendrait peut-être même mon intervention pour une incitation au dialogue… Je me contenterai donc d’espérer tomber le moins souvent possible sur lui… En France, on a le luxe de pouvoir choisir sa place directement dans la salle, contrairement à la Corée, qui a le luxe de ne pas faire la queue. A chaque luxe ses avantages et ses inconvénients.