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L’humain
Si l’être humain se distingue des animaux, selon Cassirer, ce n’est pas en vertu d’un atout substantiel que les bêtes ne partageraient pas avec lui (par exemple par la possession d’une « âme immortelle »), mais bien par la fonction caractéristique de son esprit – c’est qu’il vit dans une autre dimension de la réalité, pour ainsi dire : une dimension symbolique. Certes, humain et animal possèdent tous les deux non seulement un accès immédiat à l’environnement par le biais de la perception, mais aussi la capacité d’y déceler et d’y reconnaître des signes ou signaux : la fumée est le signe du feu ; l’odeur d’un prédateur, le signe de son approche ; la laisse dans la main du maître, le signal pour le chien que l’heure de la promenade est arrivée, etc. (4)
Peut-il connaître le monde
Connaître les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes ne semble pas être possible : la connaissance que nous avons de la réalité peut en effet difficilement être indépendante des moyens dont nous disposons pour l’appréhender. [...] Kant avait même établi que l’espace et le temps n’étaient que des « formes de notre sensibilité » : c’est-à-dire que loin d’être des entités existantes par elles-mêmes, l’espace et le temps n’étaient que des manifestations de notre perception. En quelque sorte, il n’y avait pour Kant ni espace, ni temps sans un sujet pour les concevoir. [...] Depuis l’avènement de la théorie de la relativité d’Einstein et particulièrement de la relativité générale (1915), [...] les concepts de la physique semblent de moins en moins des concepts de choses mais apparaissent au contraire de plus en plus comme des constructions théoriques visant à constituer l’unité de la connaissance expérimentale. [...] Avec la physique d’Einstein, où ce qui restait de « chosification » de l’espace et du temps a disparu. (1) Voir à quelle point nous ne pouvons plus nous représenter le monde tel que les sciences nous le décrivent. Par exemple : le big bang et l’expansion de l’univers. (2) [...] Les concepts utilisés en mathématiques et dans les sciences de la nature ne sont pas des concepts désignant des choses, mais des relations. (3)
Autrement que par sa symbolisation
Pour Cassirer, le rapport entre l’esprit et le monde, la relation intime qui relie les deux, prend la forme du symbole, quel que soit le domaine spirituel interrogé : religion, art, sciences, métaphysique… Autrement dit, l’esprit élabore des symboles pour appréhender le monde. [...] L’unité de toute activité spirituelle réside donc, selon Ernst Cassirer, dans la production de formes symboliques. La fonction unifiante de l’esprit réside dans la forme symbolique.
[...]
L’homme n’est pas en contact direct avec le monde : le symbole lui sert d’interface dans ce rapport à ce dernier. Les symboles sont donc une médiation nécessaire, la seule possible, entre l’homme et le monde. La conscience est un flux incessant, se déroule dans le temps, mais en même temps, elle produit de la stabilité grâce aux formes symboliques. (2)
En trois étapes : réalisme, analogie et symbolisme.
Le symbole produit par l’esprit permet à l’être humain de toujours mieux connaître le monde qui l’entoure. Cette symbolisation part de la perception brute telle qu’elle est donnée par les sens, pour ensuite la structurer au moyen de concepts et idées toujours plus exactes. [...] L’homme ne naît pas avec des représentations, mais les construit. Son histoire tant individuelle que collective correspond à un passage des formes symboliques primitives aux formes symboliques supérieures. L’homme a par conséquent les représentations qu’il mérite : Cassirer conserve l’idée de progrès de la raison, de l’individu et du corps social. La culture est un processus historique de construction et de libération de soi. [...] La « personnalité libre » [...] est le but de la culture. C’est en effet à travers leur appropriation par les individus que les biens culturels peuvent devenir vivants, et sont susceptibles de progrès. Cassirer voit dans la libération de l’individu par la culture un but légitime, la culture ayant dès lors le sens d’une éducation de l’homme. C’est dans cette perspective qu’il déclare que sa propre philosophie présente un « intérêt pratique », et pas seulement théorique. Par ailleurs, la reconnaissance de formes culturelles différentes des nôtres ne procède pas chez Cassirer d’un principe de relativité (appelé aujourd’hui relativisme culturel) mais apparaît comme le résultat d’une reconnaissance plus fondamentale, accordée à la libération de soi de l’esprit humain à travers les processus culturels. (3)
Cassirer s’appuie notamment sur Goethe, qui distinguait la simple imitation de la nature, la manière et le style. Au départ, l’artiste s’efforce de représenter ce qu’il a sous les yeux (stade imitatif). Ensuite, l’artiste développe une « manière » : l’esprit de l’artiste s’exprime davantage que les pures sensations qu’il retranscrit. Enfin, l’artiste peut peindre avec « style » et exprimer au plus haut niveau sa subjectivité, grâce au symbolisme artistique ». Le style est « l’expression la plus haute de l’objectivité ; mais il ne s’agit plus de la simple objectivité de l’être-là mais de l’objectivité de l’esprit artistique, et ce qui s’exprime en lui ce n’est pas la nature de l’image mais celle du processus de création, à la fois libre et soumis à une loi« . (2)
Peut-il s’affranchir du symbole pour connaître directement le monde
Le symbole n’est-il pas finalement un obstacle, entre l’homme et l’objet, qu’il pourrait être tentant de dépasser afin d’accéder au monde lui-même, sans la médiation symbolique ? « Ne doit-on pas se demander s’il ne serait pas possible de franchir cette barrière pour parvenir enfin à l’Être véritable, essentiel, voilé ? ». La pure contemplation ne permet-elle pas par exemple à l’homme de saisir directement le monde ? C’est par exemple ici la question de l’intuition intellectuelle qui est posée. Si Bergson défend l’existence de ce type d’intuition, pour Cassirer, au contraire, il n’en est rien . (2)
Seul le symbole permet à l’esprit de s’affranchir de sa dépendance mécanique sur l’environnement physique, de cette dictature du hic et nunc auquel l’animal demeure inéluctablement soumis, en lui servant d’instrument, d’organe spirituel pour produire, de façon créative et spontanée, des galaxies symboliques – notamment les grandes sphères culturelles, telles que l’art, le langage, la science, etc. – à travers lesquelles l’esprit renoue, voire reconstruit sa relation, proprement humaine cette fois, avec le réel. (4)
Il n’est donc pas possible, pour l’homme, de s’affranchir du symbole. celui-ci est en dernière analyse la définition même de la vie de l’esprit et de l’homme : l’homme est un animal symbolique, qui crée des symboles et dont l’essence est de s’affranchir de la pure sensation. (2)
Ou mieux connaître la symbolisation, pour mieux connaître l’humain ?
L’esprit humain produit des symboles, qui créent un « monde » signifiant et proprement humain. [Mais ]lorsque l’esprit humain est incapable de tenir à distance le symbole, celui-ci redevient mythe et lui fait perdre ses repères. [...] Les crises sociales ont pour effet de déstabiliser les représentations raisonnables de la réalité, et d’encourager une fuite dans le préjugé, la religion ou le mythe. En Allemagne, le national-socialisme a marqué la victoire du mythe sur la raison. [...] Ernst Cassirer intègre dans sa pensée politique un principe élémentaire de stratégie, qu’il formule ainsi à la veille de sa mort : « se mettre à étudier soigneusement l’origine, la structure et la technique des mythes politiques » ce qui contribuera à « regarder l’adversaire en face afin de savoir comment le combattre ». (3)
Les différents systèmes symboliques nous en apprennent très certainement plus sur nous-mêmes que sur le monde en soi, que sur le monde purement objectif. Dans tous les cas, il faut accepter que ce dernier nous est à jamais inaccessible : car l’homme ne peut pas saisir les choses et le monde autrement que par ses constructions symboliques. En cela, Cassirer est bien un descendant de Kant. Ce serait une illusion que de croire que la connaissance a pour but de nous représenter le plus fidèlement le monde et que le but des sciences dures, par exemple, est de représenter le plus objectivement la réalité : les symboles scientifiques ne sont qu’une médiation (parmi d’autres) pour appréhender le réel. Si l’on comprend la vérité comme l’adéquation entre la théorie et le « monde en soi », elle est tout simplement inexistante. (2)
L’homme, un animal symbolique
L’être humain se distingue du royaume animal par sa capacité de produire des univers symboliques qui constituent désormais les dimensions propres de son existence : le langage, le mythe et la religion, l’art, l’histoire et la science. (4)
L’existence d’une finalité de l’existence humaine ayant été mise à mal par Nietzsche, Darwin et Freud, Cassirer pense que la question de l’homme se pose avec une acuité toute particulière. Aussi une anthropologie philosophique doit-elle explorer et réfléchir le monde de la culture, afin de compléter la connaissance de l’intérieur que procure la philosophie de l’esprit. L’homme n’est pas seulement un être organique et spirituel, mais un être qui demande et fabrique du sens. La relation de l’esprit et du corps doit être elle-même restituée dans le champ du sens. Comme porteur du sens, l’homme est qualifié d’animal symbolicum. (3)
Qui dit nature humaine, dit culture humaine. (4)
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