Au fil des générations, le fameux « lac » de Lamartine continue de « clapoter » sinon dans la mémoire du moins dans « ses rives »... Souvenez-vous ! Au tout début du XIX° siècle, en pleine période romantique, Alphonse, en vacances à Aix les Bains, fait la rencontre de la jeune Anglaise Julie Charles avec laquelle il vit une brève idylle. L’été s’achève, le couple se sépare, se promet de se retrouver l’année suivante... Quand vient la fin de l’été, sur la plage, il faut alors se quitter... Comme dit la chanson. Hélas, la maladie terrasse la jeune femme et le poète désormais seul au monde a perdu son âme sœur. Mu par le sentiment nouveau de « la mélancolie romantique », il revient sur les bords du lac et compose le fameux poème.
Prenons le temps de le relire :
Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges
Jeter l'ancre un seul jour ?
Ô lac ! l'année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu'elle devait revoir,
Regarde ! je viens seul m'asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s'asseoir !
Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes,
Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés,
Ainsi le vent jetait l'écume de tes ondes
Sur ses pieds adorés.
Un soir, t'en souvient-il ? nous voguions en silence ;
On n'entendait au loin, sur l'onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Tes flots harmonieux.
Tout à coup des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé frappèrent les échos ;
Le flot fut attentif, et la voix qui m'est chère
Laissa tomber ces mots :
" Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !
" Assez de malheureux ici-bas vous implorent,
Coulez, coulez pour eux ;
Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;
Oubliez les heureux.
" Mais je demande en vain quelques moments encore,
Le temps m'échappe et fuit ;
Je dis à cette nuit : Sois plus lente ; et l'aurore
Va dissiper la nuit.
" Aimons donc, aimons donc ! de l'heure fugitive,
Hâtons-nous, jouissons !
L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive ;
Il coule, et nous passons ! "
Temps jaloux, se peut-il que ces moments d'ivresse,
Où l'amour à longs flots nous verse le bonheur,
S'envolent loin de nous de la même vitesse
Que les jours de malheur ?
Eh quoi ! n'en pourrons-nous fixer au moins la trace ?
Quoi ! passés pour jamais ! quoi ! tout entiers perdus !
Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,
Ne nous les rendra plus !
Éternité, néant, passé, sombres abîmes,
Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?
Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes
Que vous nous ravissez ?
Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !
Vous, que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !
Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tes orages,
Beau lac, et dans l'aspect de tes riants coteaux,
Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
Qui pendent sur tes eaux.
Qu'il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,
Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,
Dans l'astre au front d'argent qui blanchit ta surface
De ses molles clartés.
Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu'on entend, l'on voit ou l'on respire,
Tout dise : Ils ont aimé !
Après avoir rendu la parole à la défunte, afin d’éterniser ses mots, le poète s’adresse directement au lac afin qu’il conserve, comme une pellicule, « quelque chose » de la scène qu’il vient de ressusciter par la magie de ses vers. En d’autres termes, que la robe de Julie passe au-dessus de ce paysage en même temps que sa voix et que l’immensité vaste et subtile du lac revête un peu du vêtement de Julie Charles, fantôme éparpillé, errant dans la solitude.
Visage serein, sourire, chevelure, haleine, pas, voix, visage rayonnant, plainte, souffle, parfum... C’est lentement Julie qui ressuscite du fond du lac.