L'argent. Voici sans doute la substance la plus perfide, la plus complexe à laquelle nous avons affaire au cours de notre vie. L'argent... Penchez-vous sur les statistiques concernant le nombre toujours grandissant de divorces et vous découvrirez que bien des mariages échouent à cause de problèmes liés au sexe, mais encore plus à cause de l'argent. C'est probablement la force la plus volatile au sein de la structure familiale, un puissant moyen de contrôle, une manière d'affirmer ou de refuser l'affection parentale, de fomenter la rivalité entre enfants, d'encourager la surenchère sentimentale. Balzac avait raison (notamment dans Le Père Goriot) en considérant l'argent comme l'un des principaux rouages de la pathologie humaine. Notre façon préférée de "régler nos comptes", au propre comme au figuré.
Douglas Kennedy part ici d'un constat simple : l'argent gouverne le monde, et il est révélateur de la psychologie collective d'un pays, ses pathologies et ses valeurs — pourquoi, et comment l'argent nous définit-il ? C'est à cette question qu'il va essayer de répondre à travers ce récit de voyage dans quelques places financières du monde : New-York, Casablanca, Sydney, Singapour, Budapest, et enfin Londres. Un voyage effectué à la fin des années 80, les années frics, et qui fonctionne donc comme un instantanné d'un monde en mutation, celui de la haute finance.
Il s'agit donc d'un texte autobiographique, puisque comme je l'ai très bien montré dans ma thèse (personal branling on), le récit de voyage est bien un sous-genre autobiographique, raison pour laquelle je le classe dans cette catégorie. Il n'a d'ailleurs pas été sans me rappeler Le Diable par la queue de Paul Auster, même si ici Kennedy parle plus de ceux qu'il rencontre que de lui-même. Pour tout dire, j'ai trouvé ce texte d'un intérêt assez inégal : tous les passages sur le système financier stricto sensu me sont passés trois kilomètres au-dessus de la tête, pour la simple raison que je n'ai jamais compris comment fonctionnait le système boursier et que, par conséquent, je n'ai par moments absolument rien compris. Heureusement, l'essentiel réside tout de même dans les histoires personnelles des traders, des trajectoires intimes qui pour beaucoup se ressemblent et sont marquées par un manque flagrant d'épanouissement personnel. En même temps, c'est un peu de l'ethnologie : on a l'impression qu'il nous parle de peuplades indigènes aux coutumes étranges, et pourtant, tout donne le sentiment que devenir trader est à la portée du premier imbécile venu (sauf moi, donc). Certains passages sont particulièrement drôles, car Douglas Kennedy est doté d'un humour particulier : je note d'ailleurs l'expression "café émasculé" pour désigner le déca, je m'en resservirai à l'occasion. Par contre, j'ai été très effrayée par la description de Singapour, et si c'est vraiment comme ça, je n'y poserai jamais mes escarpins. Quant à la vague new age astrologique sur laquelle se clôt le roman, elle m'a laissée quelque peu pantoise...
Ce qui est surtout intéressant avec ce texte, c'est la manière dont il nous interroge sur notre propre rapport à l'argent. Non pas en avoir ou pas, mais ce qu'on en fait. Alors moi évidemment l'argent j'aime bien, mais pas comme un but en soi, pas pour l'accumuler : je suis incapable de l'économiser, et la seule valeur que je lui accorde c'est le pouvoir d'acheter ce qui peut me faire plaisir : de jolis vêtements, du foie gras, du bon vin, un i.pad, un voyage... mais je reste somme toute assez bohême. Mon appartement ne m'appartient pas et il y a fort à parier que je ne deviendrai jamais propriétaire, car cela ne m'intéresse pas d'investir. Moi, je dépense, ce n'est pas la même chose.
Il est aussi question des rêves et des aspirations personnelles qui se heurtent à la réalité et au choix : car finalement tous ces traders qui brassent des fortunes et gagnent des millions, ils sont bien malheureux car ils n'ont pas réalisé leurs rêves, ils ont gentiment choisi le réalisme d'un métier qui leur apportait la sécurité financière (et encore) au lieu de faire ce qu'ils aimaient. Et ça, c'est triste....
Combien ?
Douglas KENNEDY
1992, Belfond, 2012
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