Dans notre série de chroniques sur Gaston Bachelard, nous avons été amenés à nous interroger sur les relations qui existent entre la poésie et la philosophie. Pour aller plus loin encore, j’ai demandé à Philippe Tancelin, poète-philosophe, professeur des Universités, directeur du Centre International Inter-universitaire Espaces Poétiques et de Recherches ainsi que de la collection Poètes des cinq continents à L’Harmattan, de nous faire partager ses réflexions à la lumière de sa double expérience.
Au XIXe, Hölderlin, poète, et à sa suite, au XXe, le philosophe Heidegger, posaient la question pourquoi des poètes en temps de détresse ? A cette question il était répondu que la poésie était seule capable de capter la lumière dans la minuit du monde.
On pourrait de même se poser la question de savoir ce qu’il faudrait attendre aujourd’hui de la philosophie.
A n’en pas douter, hier comme aujourd’hui, et peut-être encore plus aujourd’hui, étant donné une certaine confusion qui s’est introduite dans une pensée qui a perdu ses repères, ce qu’on cherche n’est pas tant la vérité au-dessus des vérités que le chemin qui pourrait mener à une vérité, compte tenu que la vérité est toujours en création, toujours à créer et vient sans cesse fausser des idées pré-établies.
Ce n’est pas tant la connaissance affirmée de quelque chose, que le chemin de la connaissance et les outils que l’on peut forger en cours de route qui sont importants, en même temps que ces outils ne cesseront chemin faisant de remettre en jeu la connaissance.
Je crois que malgré une époque de réponse à tout, de certitudes acquises, ce qui importe c’est la remise en cause de ses certitudes, la remise en cause de ces vérités. Cette remise en cause n’est pas un moment, une étape de la pensée sur le chemin de la connaissance, mais un mode de pensée même, un mode de pensée dont on pourrait dire qu’il peut nous guérir de la peur de penser.
Nous traversons une époque d’acculturation et d’opposition radicale des systèmes de communication à ce qui est de l’ordre de la création, parce que “créer c’est résister” disait Deleuze non seulement à la mort mais à ce qui veut rendre impossible tous bouillonnements souterrains de l’intelligence et de l’imagination.
Depuis Rimbaud, on le sait, la poésie ne rythme pas l’action, la poésie n’embellit pas les choses et les êtres, la poésie n’ornemente pas la réalité. La poésie est en fait en avant, résolument moderne disait Rimbaud, c’est-à-dire voyante à l’inverse de l’action, de l’activisme, de l’agitation qui sont plutôt aveugles.
La philosophie prépare donc les outils de la connaissance et l’illumination poétique, guide cette connaissance au-delà des choses tangibles. Poésie et philosophie sont donc liées même si dans l’histoire de la pensée occidentale et de la philosophie, la tendance a plutôt été de les séparer. Une exception cependant au XXe siècle, la plus éloquente par son implication dans l’histoire et en particulier l’histoire de la résistance, est sans doute celle de René Char, plus récemment encore on peut citer Yves Bonnefoy, poète et philosophe.
Si la philosophie pose la question de savoir forger les outils, de créer des concepts pour penser le monde, la poésie elle, s’attache à penser le monde non pas tel qu’il nous est donné mais tel qu’il pourrait être en avant même des espoirs et des désirs que l’on pourrait avoir.
La poésie ne s’occupe guère de la réalité, elle la transgresse en parlant de l’irréel comme possible. À l’inverse d’embellir la réalité pour nous la faire accepter dans toutes ses turpitudes, la poésie nous immerge dans une réalité transformée par le réel des possibles.
La philosophie cherche à comprendre et pour cela elle questionne, elle met en doute, elle dit non, avant d’acquiescer et elle est troublante, elle perturbe, elle déstabilise les pouvoirs dans les vérités qu’ils veulent asséner aux hommes sans qu’ils y comprennent quelque chose. C’est d’ailleurs pour cette raison que le philosophe dans l’histoire de notre pensée, lorsqu’il prend la parole sur la place publique prend le risque de se la faire couper, trancher à vif et cruellement.
Dans l’histoire de la pensée en occident, la philosophie n’est pas séparée de la poésie. Socrate parle par allégories, Nietzsche par maximes.
Aujourd’hui on pourrait dire que risquer la parole, en prendre le vrai risque, ce serait de résister à la parlotte, à la communication, de détourner la parole communicante qui ne dit rien mais communique des ordres et entend vérifier à travers les faux débats que les ordres ont bien été entendus… La communication contemporaine contrôle et pervertit la parole…. Ce sont peut-être des espaces de silence dont on a besoin aujourd’hui…. Du silence pour créer du temps qui permet de penser de réfléchir…. Il n’est qu’à regarder entendre les médias, les blancs, les silences sont interdits…. parce que subversifs, c’est-à-dire interruption pour réfléchir et donc résister à la non-pensée toute faite de la réponse immédiate aux questions…. Un dialogue sans silence, sans interruption, une parole pleine sans vide, c’est un soliloque comme en font sans cesse les politiques aujourd’hui..
Comme la philosophie, la poésie n’acquiesce pas, elle parle l’urgence de penser et de vivre autrement.
Elles s’entretiennent donc l’une l’autre, elles se poursuivent. Cet entretien me paraît évident lorsque je mène pour ma part simultanément le questionnement philosophique et l’écriture poétique.
J’ai pu en cela mesurer comment à certains moments dans la tentative de comprendre ce qui se passe dans ce monde, on rencontre une sorte de mur, une obstruction engendrée par la complexification du raisonnement, de la raison et à cet instant la poésie vient au secours… ( le philosophe des sciences Gaston Bachelard en parle très bien. Il montre comment l’intuition de la poésie, elle seule, peut lever cette obstruction grâce à sa liberté de penser sans entrave et en particulier sans contrainte de la rationalité).
La poésie n’est pas une méditation secrète de l’ego de chacun sur lui-même, elle ouvre le dialogue entre des consciences qui ne sont plus séparées par des systèmes de pensée, des idéologies.
En luttant contre le mensonge des systèmes qui isolent les hommes les uns par rapport aux autres, la poésie dégage une visée philosophique dans ce contexte. Cette visée c’est l’utopie politique, cette utopie d’un partage de vérité qui est propre au seul dialogue entre les hommes.Lire la suite ici