Si je meurs jeune,
sans pouvoir publier un seul livre,
sans voir l’allure de mes vers noir sur blanc,
je prie, au cas où l’on voudrait s’affliger sur mon compte,
qu’on ne s’afflige pas.
S’il en est ainsi advenu, c’était justice.
Même si mes vers ne sont jamais imprimés,
ils auront leur beauté, s’ils sont vraiment beaux.
Mais en fait ils ne peuvent à la fois être beaux et rester inédits,
car les racines peuvent bien être sous la terre,
mais les fleurs fleurissent à l’air libre et à vue.
Il doit en être ainsi forcément; nul ne peut l’empêcher.
Si je meurs très jeune, écoutez ceci :
je ne fus jamais qu’un enfant qui jouait.
je fus idolâtre comme le soleil et l’eau
d’une religion ignorée des seuls humains.
Je fus heureux parce que je ne demandai rien.
non plus que je ne me livrai à aucune recherche ;
de plus je ne trouvai qu’il y eût d’autre explication
que le fait pour le mot explication d’être privé de tout sens.
Je ne désirai que rester au soleil et à la pluie -
au soleil quand il faisait soleil
et à la pluie quand il pleuvait
(mais jamais l’inverse),
sentir la chaleur et le froid et le vent,
et ne pas aller plus outre.
Une fois j’aimai, et je crus qu’on m’aimerait,
mais je ne fus pas aimé.
Je ne fus pas aimé pour l’unique et grande raison
que cela ne devait pas être.
Je me consolai en retournant au soleil et à la pluie
et en m’asseyant de nouveau à la porte de ma maison.
Les champs, tout bien compté, ne sont pas aussi verts pour ceux qui sont aimés
que pour ceux qui ne le sont pas.
Sentir, c’est être inattentif.
***
Fernando Pessoa (1888-1935) (Alberto Caeiro) – 7-11-1915 – Poèmes désassemblés (Poemas Inconjuntos)