A quoi réduire une vie quand vient, inexorable, l’heure d'une certaine délivrance ? Eleni Sikelianos, dans « Le livre de Jon » (Ed. Actes Sud), par l’inoubliable portrait qu’elle fait de son père, « héroïnomane impénitent, mort d’overdose, une nuit, dans un motel d’Albuquerque », répond implicitement que « l’intermittence » est, assurément, la plus belle manière d’être au monde. En témoigne ce vertige :
Jon Peter Stevens Sikelianos, fils de Glafkos et Marian Sikelianos, poète bûcheron, musicien extraordinaire, médecin des arbres, est mort jeudi 6 janvier, à Albuquerque. Né à New York, Jon a grandi dans mille lieux bohèmes, parmi lesquels Cape Cod, Santa Barbara et Lausanne (Suisse), avec toutes sortes de chats, de chiens et d'oiseaux, dont Cooniebally et Shag. Pêcheur, armateur, ami des animaux, proche des spectres, collectionneur de canifs, voleur de briquets, mangeur de pêches chapardées à Landmark, fabricant de porridge, bon cuisinier, conteur d'histoires canines (au nombre desquelles figuraient le Chien Violet et les malicieux Tufeley et Drakely), sculpteur de cannes, chanteur de nombreuses chansons enfantines, Jon était capable de jouer d'à peu près n'importe quel instrument de musique qui lui passait entre les mains. Ses outils de prédilection étaient la guitare et le piano, mais il jouait également du banjo et de la tronçonneuse. Vers l'âge de vingt ans, Jon a appris l'art de grimper aux arbres, et est devenu un chirurgien expert en arbres, puis s'est spécialisé dans l'ascension des eucalyptus de trente mètres de haut, façonnant les arbres avec une extrême élégance. Son sens de l'équilibre culmina dans un numéro plein de grâce, harnaché quelque part au-dessus de l'horizon. Proche du koala, du coatimundi, de l'ours kodiak, du gorille, on pouvait souvent surprendre Jon en train de faire main basse sur le réfrigérateur en pleine nuit, ou se grignotant les orteils, en lisant un des cent livres qu'il lisait par semaine sur le porche, malgré des lunettes rafistolées et une colonne de cendre se formant au bout de sa cigarette. Jon a travaillé dans plusieurs zoos, qui lui ont inspiré de nombreux récits sur Boufa l'ours russe, et d'où il ramenait parfois à la maison des animaux. Parmi les cadeaux de Noël qu'il fit à ses enfants on trouve « The Cry of Love », de Jimi Hendrix, des pinsons zébrés, un 78 tours rouge de LeadbelIy chantant « All the Children Get So Happy on a Christmas Day », des figurines de panda, et un crâne tonka. Il a offert à trois de ses enfants leurs premières guitares. Au cours de son existence, Jon a eu de nombreux projets, parmi lesquels: devenir libraire, rassembler du bois précieux pour fabriquer des guitares et écrire sur tous les cours d'eau qu'il connaissait à commencer par le San Ysidro.