Des guerres d'Italie aux guerres de Religion : un nouvel art militaire (1ère partie)

Par Theatrum Belli @TheatrumBelli

Si l'on compare une carte, même sommaire, des possessions du roi de France en 1493 et une autre en 1559 (traité de Cateau-Cambrésis), on s'aperçoit d'emblée qu'elles sont presque entièrement semblables : simplement on constate l'annexion de Calais ainsi que des Trois-Evêchés — Metz, Toul et Verdun. En apparence donc, au terme de cette période de soixante-sept ans, pendant laquelle les guerres ont sévi environ deux années sur trois, il n'y eut, du simple point de vue territorial, ni vainqueur ni vaincu : la monarchie française a en gros maintenu ses positions — preuve de sa solidité et de l'appui au total déterminé qu'elle rencontra auprès de ses fidèles sujets —, améliorant même légèrement celles-ci in extremis, tandis que ses nombreux adversaires ne furent pas en mesure d'étendre sensiblement leur domination, du moins à ses dépens. Cette sorte de match nul s'explique, fondamentalement, par un équilibre des forces armées mais aussi par le jeu conscient de la diplomatie européenne, soucieuse, dans une large mesure, au moins depuis le XVe siècle, d'empêcher quelque puissance que ce soit d'exercer une prépondérance trop marquée. Certes, le royaume de France peut bien alors être réputé la « grande monarchie » célébrée par Claude de Seyssel, d'où d'assez nombreuses coalitions qui ne cessent de se nouer contre lui, mais en même temps les Habsbourg collectionnent les titres et les territoires, apparaissant dès lors à bien des hommes d'Etat (le pape, le roi d'Angleterre) comme la domination menaçante, ce qui explique par contrecoup quelques rapprochements inattendus avec la France. 

Il reste que, pendant toute cette période, les rois très chrétiens, sans doute encouragés par une partie de la noblesse, poursuivirent avec une extraordinaire obstination leur grand dessein italien, ce qui se traduisit par une alternance de conquêtes brillantes et de reculs complets, encore qu'au bout du compte, après tant d'entreprises et d'expéditions suivies d'occupations, de tout cela il ne resta pour ainsi dire rien : les ambitions transalpines se terminèrent par une faillite presque totale. De toutes ces guerres de « magnificence », il ne demeura plus que le glorieux souvenir, sans compter, bien sûr, de nombreuses traces d'influence italienne en France, dans le domaine de l'art, de la culture, de l'économie, des techniques — tout cet ensemble de manifestations que l'on désigne d'un mot : la Renaissance. Encore est-on en droit de se demander si cette influence n'aurait pas été analogue même sans les guerres d'Italie.


LE DÉROULEMENT DES OPÉRATIONS

Les guerres d'Italie

En franchissant les Alpes avec son armée, au col du Mont-Genèvre, du 29 août au 2 septembre 1494, Charles VIII avait comme ambition à la fois de se poser en arbitre de l'Italie, de conquérir le royaume de Naples aux dépens, alors, du roi Alphonse II, royaume qu'il considérait comme lui appartenant de droit en tant qu'héritier de la maison d'Anjou, et, éventuellement, de prendre la tête d'une croisade destinée à récupérer Constantinople sur les Turcs. Des indices suggèrent que, pratiquement pour la première fois pour une guerre terrestre, un futur conquérant recourut à la cartographie pour préparer une expédition militaire. Dans un traité datant de l'extrême fin du XVe siècle, Robert de Balsac, un capitaine de l'ordonnance au service, successivement, de Louis XI, de Charles VIII et de Louis XII, recommande formellement cette pratique au prince auquel il s'adresse tandis que les barons napolitains exilés qui suggérèrent à Charles VIII la conquête de leur royaume firent leur démonstration en recourant à des « cartes et à des plans au pinceau ». En 1498, voulant conquérir le duché de Milan, Louis XII se fit envoyer par Jean- Jacques Trivulce une carte de Lombardie.

Jusqu'au royaume de Naples, l'avancée française ne fut guère qu'une promenade militaire : entrée à Asti le 9 septembre, à Pise le 8 novembre, à Florence le 17 novembre, à Rome le 31 décembre. Ce n'est pas ici le lieu d'évoquer les péripéties politiques et diplomatiques qui accompagnèrent cette progression : constatons seulement que l'invasion du royaume de Naples lui-même fut acquise au prix de combats largement symboliques. A l'époque, nul n'estimait pouvoir s'opposer à la nombreuse armée française, dont l'artillerie n'était pas le moindre fleuron. Le 22 janvier 1495, Alphonse II abdique. Le 26 janvier, Ferrante est proclamé roi de Naples. Mais, dès le 12 mars, toutes les forteresses de Naples sont entre les mains des conquérants.

Cependant, déjà les adversaires de la prépondérance française étaient à l'oeuvre : le 31 mars 1495, Venise conclut avec les Rois Catholiques (Ferdinand d'Aragon et Isabelle de Castille), le roi des Romains Maximilien de Habsbourg, Ludovic Sforza, dit le More, duc de Milan, et le pape Alexandre VI Borgia une « sainte ligue » « pour la défense de la chrétienté contre le Turc, le rétablissement de la dignité du Saint-Siège et des droits de l'Empire romain », plus la garantie réciproque des territoires des alliés. Charles VIII quitta Naples le 20 mai 1495 en laissant sur place d'assez nombreuses troupes d'occupation. Les alliés voulurent lui barrer la route du retour : ce fut, au débouché des Apennins, la rencontre de Fornoue du 6 juillet dont le roi de France, non sans mal, sortit victorieux. Le pire était évité. Mais en juin 1496, à Atella, eut lieu la capitulation, entre les mains de Gonsalve de Cordoue, des forces françaises demeurées dans le royaume de Naples. Le roi Ferrante put ainsi récupérer son royaume.

Devenu roi de France en 1498 sous le nom de Louis XII, Louis, duc d'Orléans, prétendait, en tant que petit-fils de Valentine Visconti, au duché de Milan. Il passa les Alpes en juillet 1499, recevant l'appui de toute une masse de mercenaires suisses. Le Milanais fut rapidement conquis, d'août à octobre. Mais des maladresses furent commises et Ludovic le More put bientôt rentrer triomphalement à Milan. Tout était à recommencer : il fallut une seconde campagne pour reprendre Milan et s'emparer de Ludovic à Novare, le 10 avril 1500. Dans tout cet épisode Louis de La Trémoille joua un rôle essentiel.

Le 11 novembre 1500, Louis XII traita secrètement avec Ferdinand d'Aragon pour le partage du royaume de Naples : le premier aurait la couronne, la terre de Labour et les Abruzzes, le second la Pouille et la Calabre. Le pape Borgia approuva en apparence ce partage. Mais la guerre ne tarda pas à intervenir entre les deux complices. En dépit des exploits de Pierre Terrail, seigneur de Bayard, d'Yves d'Alègre, de Jacques de Chabannes, seigneur de La Palice, en dépit de l'appui que pouvait procurer Gênes, passée sous domination française en 1499, les troupes de Louis XII furent battues à Cérignoles et sur le Garigliano et durent capituler à Gaète (1erjanvier 1504). En mars 1504, Louis XII conclut avec Ferdinand une trêve de trois ans : c'en était pratiquement fini du rêve napolitain.

En 1507, Louis XII vint en personne réprimer la révolte de Gênes : haut fait que des poèmes ne manquèrent pas de célébrer.

Deux ans plus tard, contre les Vénitiens, en proie à l'hostilité générale, dont celle du pape Jules II, les troupes du roi de France furent victorieuses à Agnadel (27 avril 1509). Mais le pape se réconcilia aussitôt avec Venise (1510), et pour chasser les « barbares », « libérer l'Italie des mains des Français », il constitua derechef une « sainte ligue ». Louis XII trouva un capitaine ardent et inspiré en la personne du jeune Gaston de Foix. Celui-ci, adepte d'une guerre de mouvement, se jeta dans Bologne, prit Brescia, puis, le jour de Pâques 1512 (11 avril), à Ronco, près de Ravenne, remporta la victoire, où il fut mortellement blessé. Après lui, tout alla de mal en pis. Mathias Schiner, cardinal de Sion, adversaire acharné de la politique française, fit descendre en Italie 18 000 Suisses, qui vinrent renforcer Venise, le pape, les Espagnols et les Napolitains. Il fallut aux Français reculer sur Crémone puis sur Pavie, enfin repasser les Alpes en juin : le Milanais était totalement perdu.

Il est vrai qu'en mai 1513 une nouvelle armée française déboucha en Italie : mais les Suisses accoururent là encore à la rescousse, qui l'emportèrent à Novare sur les lansquenets de Louis de La Trémoille, le 6 juin. Parallèlement, Henri VIII, roi d'Angleterre, joignit ses troupes à celles de Maximilien pour envahir la frontière nord du royaume de France : bataille de Guinegatte du 16 août, dite journée des Eperons en raison de la fuite éperdue, au galop, de la gendarmerie française, et prise de Thé- rouanne le 23 août. Au même moment, une grosse armée suisse pénétra en Bourgogne et fit le siège de Dijon (7 septembre) : La Trémoille dut traiter, dans des conditions humiliantes, qui ne furent pas ratifiées par Louis XII — d'où sa brouille persistante avec les Cantons.

François r, qui succéda à Louis XII le 1erjanvier 1515, avait une obsession récupérer le Milanais. A cette fin, il rassembla à Lyon une forte armée. Dans des conditions extrêmement difficiles, les canons de Jacques Galiot de Genouillac, grand maître de l'artillerie, durent franchir les Alpes au Mont-Genèvre. Dans la plaine de Marignan, les 13 et 14 septembre 1515, eut lieu une longue et éprouvante bataille au cours de laquelle l'artillerie française joua un rôle déterminant face aux bataillons compacts des Confédérés. Autre élément décisif : l'arrivée de l'infanterie vénitienne de Barthélemy d'Alviano, le second jour, alors qu'une attaque suisse menaçait l'un des corps français. Les sources s'accordent à reconnaître l'indomptable énergie de François 1er lui-même : sa mère, Louise de Savoie, avait quelque raison de saluer le « nouveau César, subjugateur des Helvétiens ». Les Français entrèrent dans Milan, Maximilien Sforza s'étant rendu au vainqueur. Avec les Cantons suisses, le roi de France signa la paix perpétuelle de Fribourg du 29 novembre 1516 qui, somme toute, lui réservait durablement le plus important des marchés d'hommes à travers l'Europe.

 

Valois et Habsbourg

La succession des héritages qui, de 1506 à 1519, donne à Charles de Habsbourg les Pays-Bas, l'Espagne et son empire d'outre-mer, le royaume de Naples et la Sicile, la Bohême et l'Autriche et que vient compléter en 1519 son élection à l'Empire sous le nom de Charles Quint, bouleverse la position de la France, qui, désormais, bien des fois, va se trouver sur la défensive, d'autant que le Milanais de Charles Quint s'appelle la Bourgogne, fief de son ancêtre Charles le Téméraire. On s'étonne du même coup que non moins régulièrement François Ier et même Henri II, au risque de dégarnir dramatiquement leur royaume, aient relancé tant d'expéditions en Italie opérations de diversion, ou bien plutôt sentiment que, de toute façon, la France est une terre trop compacte, trop vaste, trop peuplée pour redouter autre chose que des opérations aux frontières ? Il est de fait qu'à plusieurs reprises Paris se trouva apparemment en première ligne : et pourtant jamais l'ennemi n'osa l'attaquer. Sans doute faut-il tenir compte du réseau des villes fermées que tout envahisseur jugeait ne pou- voir être franchi impunément. Plus encore qu'au XVe, les campagnes militaires du xvi` siècle se déroulent prudemment (du moins en deçà des Alpes), de place en place. D'autre part, les armées se heurtent constamment au problème du financement et du ravitaillement : deux réalités contraignantes qui empêchent un chef victorieux de poursuivre trop longtemps ses avantages. D'où l'intérêt et l'efficacité de mesures comme celle prise en 1543 par François Ier prescrivant que chaque année les gouverneurs des provinces frontières devront faire dresser l'état des grains récoltés sur une zone de 10 lieues de large en deçà de la frontière, en laissant aux habitants de quoi subvenir à leur nourriture et aux semailles de l'année suivante et en faisant transporter le surplus dans les places fortes. Au plus fort de la guerre de Cent ans, tout pays, même situé au cœur du royaume, était réputé pays de frontière, quantité de forteresses de l'intérieur étaient dites « clés de pays » : à partir de la seconde moitié du xv siècle et plus encore au xvi` la guerre en France se trouve reportée à la périphérie, même s'il s'agit toujours d'une périphérie large et extensible. Dès lors, tandis que pendant la guerre de Cent ans c'est la guerre et ses dévastations qui, dans une très large mesure, expliquent et déterminent l'état démographique et économique d'une région donnée, au XVIe — du moins jusqu'aux guerres de Religion — la guerre comme variable de la vie économique n'occupe plus qu'une place subalterne.

En 1521-1522, François I' perd définitivement Tournai, Robert de La Marck, seigneur de Fleurange, échoue à prendre le Luxembourg, tandis qu'en Italie Odet de Foix, seigneur de Lautrec, battu à La Bicoque, près de Monza (27 avril 1522), doit abandonner le Milanais.

La défaite de La Bicoque ne découragea pas François r une nouvelle armée fut mise sur pied en 1523, confiée à l'amiral Guillaume Gouffier, seigneur de Bonnivet. Celui-ci entendit mener une guerre prudente. Mais le connétable Charles de Bour- bon, par jalousie de grand féodal, passa du côté de Charles Quint. Pendant que le gros de ses troupes se battait en Italie, François Ier, installé à Lyon, dut résister à une triple invasion : anglaise (vers Roye), allemande (en Champagne), espagnole (près de Fontarabie). La stratégie pusillanime de Bonnivet ne fut pas un succès. Ce fut en tentant de contenir l'ennemi que Bayard, le « chevalier sans peur et sans reproche », modèle du combattant de profession au service du roi et du capitaine pratiquant la « bonne guerre », selon les critères moraux du temps, fut mortellement blessé, à La Sesia, le 25 avril 1524.

L'année 1524 fut celle de tous les contrastes : Bourbon envahit la Provence, fit le siège de Marseille, où il usa ses forces. La Trémoille put alors rentrer dans Milan, le 26 octobre, puis s'arrêta au siège de Pavie, qui débuta en présence du roi le 24 novembre. Tout le monde s'attendait à une victoire française, mais l'armée impériale vint débloquer la place, le 24 février 1525, jour de la Saint-Mathias, vingt- cinquième anniversaire de la naissance de Charles Quint. Les Français étaient enfermés dans un « parc » : les Impériaux y firent trois brèches, l'artillerie les repoussa, mais ni la gendarmerie ni les Suisses ne furent à la hauteur. François I', courant péril de mort, dut se rendre.

Aussitôt délivré de sa captivité (17 mars 1526), le roi s'empressa d'annuler le désastreux traité qu'il avait signé à Madrid le 13 janvier précédent. En 1527, Lautrec entra en Italie, prit Alexandrie et Pavie, descendit jusqu'à Naples qu'il commença à investir, le 1er mai 1528 : mais la peste se répandit dans son armée. Lui-même mourut le 15 août. Un an plus tard, ce fut le traité de Cambrai, dit paix des Dames (Louise de Savoie, Marguerite d'Autriche) : François Ier gardait la Bourgogne mais abandon- nait définitivement sa suzeraineté sur la Flandre et l'Artois et renonçait — une nouvelle fois — à l'Italie.

Après sept ans d'interruption, le conflit reprend en 1536. Les Français conquièrent la Savoie et le Piémont, la Provence est efficacement défendue contre Charles Quint. En 1537, différentes places de la frontière nord furent disputées entre les Français et les Impériaux, mais il y eut une nouvelle campagne de Piémont, suivie, en 1538, par l'entrevue d'Aigues-Mortes qui marqua la réconciliation temporaire des deux rivaux (trêve de dix ans qui laissait la France en Savoie et en Piémont).

La guerre reprit en fait dès le 12 juillet 1542, à l'initiative de François Ier. Celui-ci crut bon de disperser ses efforts vers les Pyrénées, vers les Alpes, vers les Pays-Bas. La grande affaire fut l'armée du Roussillon, sous le dauphin et le maréchal d'Annebaut, qui vint assiéger Perpignan et échoua au bout de quarante jours, l'automne venant. En 1543, ce fut au tour de Charles Quint de ne pouvoir prendre une place en l'occurrence Landrecies.

La brillante victoire de Cérisoles, près de Turin (13-14 avril 1544), ne fut qu'une diversion, qui n'empêcha pas le nord et l'est de la France d'être menacés par Charles Quint, toujours soucieux de reprendre la Bourgogne et les villes de la Somme, et par Henri VIII, qui avait pour la circonstance redonné vie aux vieilles prétentions anglaises sur la couronne de France. Celui-ci s'empara de Montreuil et de Boulogne ; celui-là, s'avançant puissamment à travers la Champagne, prit Saint- Dizier, Epernay et Château-Thierry, tandis que François dans l'expectative, massait ses forces au camp de Jalons, à l'ouest de Châlons-sur-Marne. Mais des difficultés pécuniaires et autres amenèrent l'empereur à traiter à Crépy-en-Laonnois, les 15-16 septembre. Quant à Henri VIII, il fit la paix à Ardres le 7 juin 1546 François Ier fut contraint de payer 800 000 écus la restitution de Boulogne par le roi d'Angleterre.

En 1547, François 1er mourut, laissant la place à Henri II. Ce fut seulement en 1552 que, proclamé par des princes d'Empire « protecteur des libertés germaniques », le nouveau roi prit l'initiative de la rupture : ce fut alors le « voyage d'Allemagne », jusqu'au Rhin, qui lui valut, sans peine aucune, les évêchés de Metz, Toul et Verdun. En vain Charles Quint tenta-t-il, entre octobre 1552 et janvier 1553, de reprendre Metz, efficacement défendu par François de Guise.

Le connétable de Montmorency, toujours pusillanime, mena en 1553 et 1554 une campagne assez médiocre, quoique avec de gros effectifs, aux frontières septentrionales du royaume. A plusieurs reprises, on put croire à une grande bataille rangée, qui finalement n'eut pas lieu... Les opérations militaires languirent en 1555. Il faut malgré tout signaler le fameux siège de Sienne, où s'illustra Blaise de Monluc. Charles Quint, vieilli et découragé, abdiqua de tous ses titres, ne gardant que la couronne impériale (25 octobre 1555 - 16 janvier 1556). La trêve de Vaucelles, conclue le 5 février 1556, était avantageuse pour Henri II qui gardait les Trois-Evêchés et conservait ses conquêtes du Piémont. Elle était prévue pour cinq ans. Mais Henri II la rompit dès le 31 janvier 1557 (déclaration de guerre à Philippe II, roi d'Espagne, fils de Charles Quint). Philippe II réunit une forte armée d'Espagnols, de Flamands, de Wallons, d'Anglais, de mercenaires allemands et hongrois, qu'il confia à Emmanuel-Philibert de Savoie que l'annexion française avait privé de ses Etats. Sur le chemin de l'invasion, Gaspard de Coligny, neveu de Montmorency, s'était enfermé dans Saint-Quentin avec un millier d'hommes. Son oncle chercha à le débloquer. Emmanuel-Philibert l'attaqua et fut pleinement victorieux (bataille de Saint-Quentin, le jour de la Saint-Laurent, 10 août 1557). La même année, François de Guise avait, à l'appel du pape Paul IV, conduit une expédition jusqu'à Naples, pour contrecarrer la prépondérance espagnole dans la Péninsule. Les hésitations des vainqueurs de Saint- Quentin sauvèrent la France. Henri II opéra une diversion heureuse en s'emparant de Calais (6 janvier 1558) puis de Guines (8 janvier). De même Thionville fut pris en mai 1558. De tous ces épisodes, qui compensaient la défaite de Saint-Quentin, le maître d'œuvre fut François de Guise.

Les deux protagonistes étaient financièrement à bout, des problèmes politiques se posaient à Philippe II, des tâches urgentes attendaient Henri II (au premier rang desquelles la lutte contre l'hérésie protestante). La paix fut signée à Cateau-Cambrésis le 3 avril 1559 : Henri II recouvrait les places de la Somme récemment perdues, renonçait au Milanais, obtenait la possibilité d'acquérir Calais pour une somme de 500.000 écus, rendait ses Etats à Emmanuel-Philibert mais gardait en gage des citadelles au-delà des Alpes : Turin, Chieri, Pignerol et d'autres. « Tant le mirage italien continuait à éblouir, malgré tout, les yeux des Valois ! » (Henri Hauser). Quant au connétable de Montmorency, fait prisonnier à Saint-Quentin, il était libéré contre une rançon de 200.000 écus : encore à cette date, la vieille pratique des rançons, fondamentale pour comprendre la guerre médiévale, était loin d'avoir disparu, du moins au niveau des chefs, des capitaines, voire des simples gentilshommes. Quant aux combattants ordinaires, et spécialement les gens de pied, une fois capturés, ils étaient bien souvent renvoyés dans leurs foyers, parfois avec l'engagement de ne plus servir dans les armées ennemies pendant quelques mois ou moyennant une rançon insignifiante, de l'ordre d'un mois ou deux de solde

TYPES D'ARMÉES

A partir, essentiellement, de la fin du XVe siècle, se sont conservés toute une série de documents officiels, faisant d'ailleurs souvent l'objet d'un effort de diffusion auprès de l'opinion publique (bulletins imprimés) qui permettent d'avoir une idée précise — quoique souvent un peu optimiste, car il s'agit de rassurer les sujets du roi et d'impressionner par avance l'adversaire — de la composition et de l'importance des armées mises sur pied par les souverains : preuve que la monarchie est désormais en mesure de savoir avec suffisamment d'exactitude les forces dont elle entend disposer pour une opération donnée. Donnons quelques exemples de ces aperçus synthétiques, ce qui nous permettra de dégager les évolutions.

1 / L'état de la répartition des troupes que Charles VIII ramène en France et des troupes qu'il laisse dans le royaume de Naples, établi à la date du 29 mai 1495, montre qu'il emmenait avec lui 24 compagnies d'ordonnance, représentant 970 lances, les 200 gentilshommes de l'hôtel, plus les « pensionnaires » (des volontaires nobles qui servaient autour de la personne du roi), 3.500 Suisses et Allemands de Gueldre (somme toute des lansquenets avant la lettre), 8 compagnies de gens de pied français, et 32 pièces d'artillerie légère (canons serpentins, grosses couleuvrines et faucons : plus question de bombardes) : bref 5.200 cavaliers et 5.700 gens de pied environ. Demeurent sur place 782 lances fournies (en 16 compagnies), 500 hommes d'armes napolitains, 1.200 mortes-payes, 1.500 Suisses et autres gens de pied, plus 900 hommes installés dans les garnisons de Toscane, à Pise, Livourne, Pietra Santa, Sarzanne et Sarzanella. En tout quelque 20 000 combattants, moitié à pied, moitié à cheval.

2 / En 1523, François Ier, on l'a vu, eut l'intention de passer les monts pour reconquérir le Milanais. Son armée était censée compter 1.350 lances françaises en 17 compagnies, 430 hommes d'armes italiens, 6.000 « aventuriers » français, 10 000 archers français, I0.000 lansquenets et 10.000 Suisses. Un effectif de 1 700 hommes était prévu pour garder l'artillerie. Incontestablement, le résultat des premières guerres d'Italie a été de renforcer sensiblement le rôle de l'infanterie. Notons qu'à cette date les arcs sont toujours réputés une arme efficace. Mais la situation de la France ne permet pas de la laisser sans défense : il est prévu à cette fin 2.330 lances fournies, dont 780 sans affectation ou pour couvrir la frontière du Nord, 100 en haute Bourgogne, 150 en Languedoc, 500 en Guyenne, 150 en Bretagne, 300 en Normandie, 300 en Champagne. A cette date, François 1er, surestimant sans doute ses ressources financières, prétendait ainsi solder près de 50.000 combattants.

3 / En 1536, pour la conquête de la Savoie et du Piémont, sous l'amiral de France Philippe Chabot, comte de Buzançais, on parle de 810 lances en 11 compagnies, de 1.000 chevau-légers sous Claude d'Annebaut, de 12.000 « légionnaires » (on reviendra sur cette institution), en provenance de Picardie, de Normandie, de Champagne, de Dauphiné et du Languedoc, de 4.000 « soldats » français non légionnaires, de 6.000 lansquenets, de 2.000 gens de pied italiens, et de 800 pionniers et 40 canonniers (sans doute pour 40 pièces). En tout quelque 28.000 combattants. Là encore, prépondérance de l'infanterie. Il n'est plus fait mention d'archers à pied. En revanche, un type de combattant fait son apparition : les chevau-légers.

4 / En 1544, au camp de Jalons, François 1er aurait été en mesure de réunir près de 50.000 hommes. Naturellement la maison du roi figure tout entière : « gentilshommes de la Maison », « archers de la garde ». Même, en ce moment critique, les « arrière-bans » sont présents, à cheval mais aussi à pied, à l'arrière-garde, avec les légionnaires. Des arquebusiers à cheval et à pied sont signalés. Les gens de pied, d'une manière générale, sont prépondérants, dans une proportion de 4 contre 1 : d'origine française, italienne, suisse (y compris les Grisons) et allemande.

5 / En 1552, pour le « voyage d'Allemagne », l'on possède une relation circonstanciée — et en gros fiable — de François de Rabutin.

Il évoque d'abord un « bataillon » de 15.000 à 16.000 fantassins (le mot n'est pas d'époque, mais le terme d'infanterie, ou de « fanterie », est attesté dès le temps de Charles le Téméraire), réunissant les « vieilles enseignes soudoyées et entretenues » à partir du règne de François 1er, « ès guerres de Piémont, Champagne et Boulogne » (les vieilles bandes, comme on dit aussi), plus « aucuns braves soldats et jeunes gentilshommes de maison, lesquels y étaient pour leur plaisir et sans solde du roi » : témoignage intéressant sur la mentalité nobiliaire, attirée désormais par le service à pied, aux côtés de troupes déjà prestigieuses. Parmi ces gens de pied, les deux tiers sont armés de « corselets » et de « bourguignottes à bavière » (casques), avec brassards, gantelets et même tassettes pour protéger les cuisses, jusqu'aux genoux ; ils sont pourvus d'une longue pique, et, la plupart, de pistolets à la ceinture (cette innovation allemande des années 1525-1530) ; le dernier tiers est composé d'arquebusiers (les descendants des couleuvriniers à main du milieu du XVe siècle, des « hacquebutiers » du début du XVIe), armés de jaques souples à manches de mailles, le morion sur la tête, et, sur l'épaule, l'arquebuse ou « escopette », luisante, polie et légère. Deuxième corps : un « bataillon » de 10.000 à 12.000 fantassins originaires — solidarité linguistique oblige — de la France d'oc : Gascons, Armagnacs, Biscayens, Béarnais, Basques, Périgourdins, Provençaux et Auvergnats ; 8.000 à 9.000 sont munis de piques, de corselets ou de halecrets (armures de torse légères), 2 à 3.000 sont des arquebusiers. Troisième corps : 7.000 à 8.000 lansquenets allemands, sous leur colonel, Jean- Philippe de Salm, dit le « comte rhingrave » : là aussi des piquiers et des arquebusiers. Bref un total de 32.000 à 36.000 gens de pied.

Vient ensuite la cavalerie. Ce sont d'abord de 1.000 à 1.100 hommes d'armes des ordonnances, avec leur suite d' « archers ». Les hommes d'armes montés sur leurs gros roncins, ou sur des coursiers, en provenance du royaume même, de Turquie ou d'Espagne. Leurs montures sont « bardées et caparaçonnées de bardes et lames d'acier légères et riches » ou de « mailles fortes et déliées » : contre les armes à feu, on en était revenu — de façon sans doute assez illusoire — à la protection systématique des chevaux, plus ou moins abandonnée pendant la guerre de Cent ans. Détail significatif : les bardes étaient peintes aux couleurs des capitaines des compagnies. Les hommes d'armes sont armés des pieds à la tête, pourvus de « hautes pièces » et de « plastrons ». Leurs armes offensives sont traditionnelles : la lance, l'épée, l' « estoc », le coutelas ou la masse. Quant aux « archers », armés à la légère, ils ne se servent plus d'arcs, mais sont pourvus de demi-lances et ont le pistolet à l'arçon de la selle, plus l'épée et le coutelas. Ils sont montés sur des chevaux « de légère taille, bien remuants et voltigeants ». Bref, ils constituent une cavalerie légère, que l'on peut rapprocher des 2 000 chevau-légers, armés de corselets, brassards et bourguignottes, et pourvus de demi-lances, de pistolets et de coutelas, d'épieux « gueldrois », montés sur des chevaux « doubles courtauds » ou sur des chevaux de « légère taille et vite ». Annonçant les dragons de l'âge postérieur, de 1.200 à 1.500 arquebusiers à cheval mettent nécessairement pied à terre pour tirer : jaques à manches de mailles ou cuirassines, bourguignotte ou morion, plus l'arquebuse de trois pieds de long à l'arçon de la selle. Rabutin parle encore de 300 à 400 Anglais, « partis de leur pays à la conduite d'un milord », montés sur de petits chevaux rapides, « vêtus de jupons courts avec le bonnet rouge à leur mode » et armés d'une demi-pique : pas question d'arc, ce qui montre que, même outre-Manche, l'arme était considérée comme désuète. Enfin, sous jean d'Estrée, « grand maître et général de l'artillerie », « sage et prudent seigneur », 16 grosses pièces, canons et doubles canons, six grandes et longues couleuvrines, six couleuvrines bâtardes, six moyennes, deux paires d'orgues, « étrange et nouvelle façon d'artillerie ». « Faisant tout cela tel et si merveilleux tonnerre qu'il semblait que le ciel et la terre voulussent recommencer la guerre entre eux ou que tout dût reprendre la première forme d'un chaos. » Des sources complémentaires signalent encore — Rabutin n'en parle pas, peut-être parce qu'il considère leur présence comme allant de soi — les 200 gentilshommes et les 400 archers de la maison du roi.

6 / Le même François de Rabutin nous a laissé l'évocation détaillée de la « montre générale du camp et armée du roi » Henri II qui se déroula à Pierrepont, en Picardie, le 8 août 1558. Cette description présente le double intérêt de faire voir comment, un an après la sanglante défaite de Saint-Quentin, la monarchie française, compte tenu de ses ressources en hommes et en argent, était de nouveau en mesure de rassembler des forces considérables — ce qui, naturellement, doit nous amener à relativiser les revers —, et de souligner l'importance symbolique mais aussi pratique de la revue, qui n'était pas seulement une inspection des armes et des effectifs mais une présentation concertée de l'armée en ordre de bataille, une sorte de répétition générale de la bataille rangée.

Les hommes se mirent en place dès 6-7 heures du matin et ne retournèrent « en leurs quartiers » qu'à 4 ou 5 heures du soir. Pendant plus de dix heures ils restèrent ainsi « chargés d'armes », « mal repus », « altérés » par la chaleur et la poussière. Tels sont, dit Rabutin, « les exercices ordinaires que pauvres soldats sont coutumiers d'avoir ».

L'armée se disposa en demi-cercle ou en croissant, la corne gauche étant constituée par l'avant-garde, la corne droite par l'arrière-garde, tandis que le centre du croissant était occupé par la « bataille ». Encore à cette date, la vieille répartition médiévale n'avait rien perdu de sa vigueur. Elle s'imposait aux cerveaux des chefs. En gros, de façon savamment alternée, nous retrouvons les mêmes corps qu'en 1552 : enseignes d'infanterie française, « régiments » d'infanterie allemande, sous leurs colonels, quelques Suisses, une abondante « cavalerie légère », les hommes d'armes de la gendarmerie. Signalons les enseignes de « vastadours » et de pionniers accompagnant les 53 pièces d'artillerie. En avant des canons se trouvaient quatre compagnies d' « enfants perdus ». Mais la grande nouveauté est la présence d'un certain nombre de « cornettes » de reîtres (de l'allemand Reiter) — des cavaliers munis de pistolets.

Trois heures de suite, le roi parcourut le camp, unité par unité. Il y prit « un singulier plaisir et contentement, voyant tant de princes, grands seigneurs, capitaines, gentilshommes, et généralement tant d'hommes là assemblés, se présentant pour sacrifier leurs vies pour son service et pour soutenir sa querelle ». « La plus belle et grande armée de cavalerie et d'infanterie que jamais eût roi de France », dit Monluc, répartie sur quelque 6 km, pour un effectif tournant autour de 40.000 hommes.

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Philippe CONTAMINE

In Histoire militaire de la France