LES GRANDS JOURS DU POÈTE
Les disciples de la lumière n’ont jamais inventé que des ténèbres peu opaques.
La rivière roule un petit corps de femme et cela signifie que la fin est proche.
La veuve en habits de noce se trompe de convoi;
nous arrivons tous en retard à notre tombeau.
Un navire de chair s’enlise sur une petite plage. Le timonier invite les passagers à se taire.
Les flots attendent impatiemment plus près de Toi ô mon dieu.
Le timonier invite les flots à parler. Ils parlent.
La nuit cacheté ses bouteilles avec des étoiles et fait fortune dans l’exportation.
De grands comptoirs se construisent pour vendre des rossignols. Mais ils ne peuvent satisfaire aux désirs de la reine de Sibérie qui veut un rossignol blanc.
Un commodore anglais jure qu’on ne le prendra plus à cueillir la sauge la nuit entre les pieds des statues de sel.
A ce propos une petite salière Cérébos se dresse avec difficulté sur ses jambes fines. Elle verse dans mon assiette ce qu’il me reste à vivre.
De quoi saler l’océan Pacifique.
Vous mettrez sur ma tombe une bouée de sauvetage.
Parce qu’on ne sait jamais.
C’est les bottes de 7 lieues cette phrase, je ma vois. – 1927
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PORTE DU SECOND INFINI
A Antonin Artaud.
L’encrier périscope me guette au tournant
mon porte-plume rentre dans sa coquille.
La feuille de papier déploie ses grandes ailes blanches:
Avant peu ses deux serres m’arracheront les yeux.
Je n’y verrai que du feu mon corps
feu mon corps
Vous eûtes l’occasion de le voir en grand appareil le jour de tous les ridicules.
Les femmes mirent leurs bijoux dans leur bouche comme Démosthène.
Mais je suis inventeur d’un téléphone de verre de Bohême et de tabac anglais
en relation directe avec la peur!
C’est les bottes de 7 lieues cette phrase, je me vois – 1926
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IDEAL MAÎTRESSE
Je m’étais attardé ce matin-là à brasser les dents d’un joli animal que, patiemment, j’apprivoise. C’est un caméléon. Cette aimable bête fuma, comme à l’ordinaire, quelques cigarettes puis je partis.
Dans l’escalier je la rencontrai. “Je mauv” me dit-elle et tandis que moi–même je cristal à pleine ciel-je à son regard qui fleuve vers moi.
Or il serrure et, maîtresse! Tu pichpin qu’a joli vase je me chaise si les chemins tombeaux.
L’escalier, toujours l’escalier qui bibliothèque et la foule au bas plus abîme que le soleil ne cloche.
Remontons! mais en vain, les souvenirs se sardine! à peine, à peine un bouton tirelire-t-il. Tombez, tombez! En voici le verdict: “La danseuse sera fusillée à l’aube en tenue de danse avec ses bijoux immolés au feu de son corps. Le sang des bijoux, soldats!”
Eh quoi, déjà je miroir. Maîtresse tu carré noir et si les nuages de tout l’heure myosotis, ils moulins dans la toujours présente éternité.
Langage cuit – 1932
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A la faveur de la nuit
Se glisser dans ton ombre à la faveur de la nuit.
Suivre tes pas, ton ombre à la fenêtre.
Cette ombre à la fenêtre c’est toi, ce n’est pas une autre, c’est toi.
N’ouvre pas cette fenêtre derrière les rideaux de laquelle tu bouges.
Ferme les yeux.
Je voudrais les fermer avec mes lèvres.
Mais la fenêtre s’ouvre et le vent, le vent qui balance bizarrement
la flamme et le drapeau entoure ma fuite de son manteau.
La fenêtre s’ouvre: ce n’est pas toi.
Je le savais bien.
A la Mystérieuse, 1926
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Demain
Âgé de cent-mille ans, j’aurais encore la force
De t’attendre, o demain pressenti par l’espoir.
Le temps, vieillard souffrant de multiples entorses,
Peut gémir: neuf est le matin, neuf est le soir.
Mais depuis trop de mois nous vivons à la veille,
Nous veillons, nous gardons la lumière et le feu,
Nous parlons à voix basse et nous tendons l’oreille
A maint bruit vite éteint et perdu comme au jeu.
Or, du fond de la nuit, nous témoignons encore
De la splendeur du jour et de tous ses présents.
Si nous ne dormons pas c’est pour guetter l’aurore
Qui prouvera qu’enfin nous vivons au présent.
État de veille, 1942
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Ce coeur qui haïssait la guerre
Ce coeur qui haïssait la guerre
voilà qu’il bat pour le combat et la bataille !
Ce coeur qui ne battait qu’au rythme des marées, à celui des saisons,
à celui des heures du jour et de la nuit,
Voilà qu’il se gonfle et qu’il envoie dans les veines
un sang brûlant de salpêtre et de haine.
Et qu’il mène un tel bruit dans la cervelle que les oreilles en sifflent
Et qu’il n’est pas possible que ce bruit ne se répande pas dans la ville et la campagne
Comme le son d’une cloche appelant à l’émeute et au combat.
Écoutez, je l’entends qui me revient renvoyé par les échos.
Mais non, c’est le bruit d’autres coeurs, de millions d’autres coeurs
battant comme le mien à travers la France.
Ils battent au même rythme pour la même besogne tous ces coeurs,
Leur bruit est celui de la mer à l’assaut des falaises
Et tout ce sang porte dans des millions de cervelles un même mot d’ordre :
Révolte contre Hitler et mort à ses partisans !
Pourtant ce coeur haïssait la guerre et battait au rythme des saisons,
Mais un seul mot : Liberté a suffi à réveiller les vieilles colères
Et des millions de Francais se préparent dans l’ombre
à la besogne que l’aube proche leur imposera.
Car ces coeurs qui haïssaient la guerre battaient pour la liberté
au rythme même des saisons et des marées,
du jour et de la nuit.
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« Le veilleur du Pont-au-Change »
Je suis le veilleur de la rue de Flandre,
Je veille tandis que dort Paris.
Vers le nord un incendie lointain rougeoie dans la nuit.
J’entends passer des avions au-dessus de la ville.
Je suis le veilleur du Point-du-Jour.
La Seine se love dans l’ombre, derrière le viaduc d’Auteuil,
Sous vingt-trois ponts à travers Paris.
Vers l’ouest j’entends des explosions.
Je suis le veilleur de la Porte Dorée.
Autour du donjon le bois de Vincennes épaissit ses ténèbres.
J’ai entendu des cris dans la direction de Créteil
Et des trains roulent vers l’est avec un sillage de chants de révolte.
Je suis le veilleur de la Poterne des Peupliers.
Le vent du sud m’apporte une fumée âcre,
Des rumeurs incertaines et des râles
Qui se dissolvent, quelque part, dans Plaisance ou Vaugirard.
Au sud, au nord, à l’est, à l’ouest,
Ce ne sont que fracas de guerre convergeant vers Paris.
Je suis le veilleur du Pont-au-Change
Veillant au cœur de Paris, dans la rumeur grandissantev
Où je reconnais les cauchemars paniques de l’ennemi,
Les cris de victoire de nos amis et ceux des Français,
Les cris de souffrance de nos frères torturés par les Allemands d’Hitler.
Je suis le veilleur du Pont-au-Change
Ne veillant pas seulement cette nuit sur Paris,
Cette nuit de tempête sur Paris seulement dans sa fièvre et sa fatigue,
Mais sur le monde entier qui nous environne et nous presse.
Dans l’air froid tous les fracas de la guerre
Cheminent jusqu’à ce lieu où, depuis si longtemps, vivent les hommes.
Des cris, des chants, des râles, des fracas il en vient de partout,
Victoire, douleur et mort, ciel couleur de vin blanc et de thé,
Des quatre coins de l’horizon à travers les obstacles du globe,
Avec des parfums de vanille, de terre mouillée et de sang,
D’eau salée, de poudre et de bûchers,
De baisers d’une géante inconnue enfonçant à chaque pas dans la terre grasse de chair humaine.
Je suis le veilleur du Pont-au-Change
Et je vous salue, au seuil du jour promis
Vous tous camarades de la rue de Flandre à la Poterne des Peupliers,
Du Point-du-Jour à la Porte Dorée.
Je vous salue vous qui dormez
Après le dur travail clandestin,
Imprimeurs, porteurs de bombes, déboulonneurs de rails, incendiaires,
Distributeurs de tracts, contrebandiers, porteurs de messages,
Je vous salue vous tous qui résistez, enfants de vingt ans au sourire de source
Vieillards plus chenus que les ponts, hommes robustes, images des saisons,
Je vous salue au seuil du nouveau matin.
Je vous salue sur les bords de la Tamise,
Camarades de toutes nations présents au rendez-vous,
Dans la vieille capitale anglaise,
Dans le vieux Londres et la vieille Bretagne,
Américains de toutes races et de tous drapeaux,
Au-delà des espaces atlantiques,
Du Canada au Mexique, du Brésil à Cuba,
Camarades de Rio, de Tehuantepec, de New York et San Francisco.
J’ai donné rendez-vous à toute la terre sur le Pont-au-Change,
Veillant et luttant comme vous. Tout à l’heure,
Prévenu par son pas lourd sur le pavé sonore,
Moi aussi j’ai abattu mon ennemi.
Il est mort dans le ruisseau, l’Allemand d’Hitler anonyme et haï,
La face souillée de boue, la mémoire déjà pourrissante,
Tandis que, déjà, j’écoutais vos voix des quatre saisons,
Amis, amis et frères des nations amies.
J’écoutais vos voix dans le parfum des orangers africains,
Dans les lourds relents de l’océan Pacifique,
Blanches escadres de mains tendues dans l’obscurité,
Hommes d’Alger, Honolulu, Tchoung-King,
Hommes de Fez, de Dakar et d’Ajaccio.
Enivrantes et terribles clameurs, rythmes des poumons et des cœurs,
Du front de Russie flambant dans la neige,
Du lac Ilmen à Kief, du Dniepr au Pripet,
Vous parvenez à moi, nés de millions de poitrines.
Je vous écoute et vous entends. Norvégiens, Danois, Hollandais,
Belges, Tchèques, Polonais, Grecs, Luxembourgeois, Albanais et Yougo-Slaves, camarades de lutte.
J’entends vos voix et je vous appelle,
Je vous appelle dans ma langue connue de tous
Une langue qui n’a qu’un mot :
Liberté !
Et je vous dis que je veille et que j’ai abattu un homme d’Hitler.
Il est mort dans la rue déserte
Au cœur de la ville impassible j’ai vengé mes frères assassinés
Au Fort de Romainville et au Mont Valérien,
Dans les échos fugitifs et renaissants du monde, de la ville et des saisons.
Et d’autres que moi veillent comme moi et tuent,
Comme moi ils guettent les pas sonores dans les rues désertes,
Comme moi ils écoutent les rumeurs et les fracas de la terre.
À la Porte Dorée, au Point-du-Jour,
Rue de Flandre et Poterne des Peupliers,
À travers toute la France, dans les villes et les champs,
Mes camarades guettent les pas dans la nuit
Et bercent leur solitude aux rumeurs et fracas de la terre.
Car la terre est un camp illuminé de milliers de feux.
À la veille de la bataille on bivouaque par toute la terre
Et peut-être aussi, camarades, écoutez-vous les voix,
Les voix qui viennent d’ici quand la nuit tombe,
Qui déchirent des lèvres avides de baisers
Et qui volent longuement à travers les étendues
Comme des oiseaux migrateurs qu’aveugle la lumière des phares
Et qui se brisent contre les fenêtres du feu.
Que ma voix vous parvienne donc
Chaude et joyeuse et résolue,
Sans crainte et sans remords
Que ma voix vous parvienne avec celle de mes camarades,
Voix de l’embuscade et de l’avant-garde française.
Écoutez-nous à votre tour, marins, pilotes, soldats,
Nous vous donnons le bonjour,
Nous ne vous parlons pas de nos souffrances mais de notre espoir,
Au seuil du prochain matin nous vous donnons le bonjour,
À vous qui êtes proches et, aussi, à vous
Qui recevrez notre vœu du matin
Au moment où le crépuscule en bottes de paille entrera dans vos maisons.
Et bonjour quand même et bonjour pour demain !
Bonjour de bon cœur et de tout notre sang !
Bonjour, bonjour, le soleil va se lever sur Paris,
Même si les nuages le cachent il sera là,
Bonjour, bonjour, de tout cœur bonjour !
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Repris dans Robert Desnos, Destinée arbitraire, Paris, Gallimard, 1975
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Robert Desnos
Robert Desnos est né le 4 juillet 1900 à Paris. Il passe son enfance dans un quartier populaire où son père, Lucien, est mandataire aux Halles pour la volaille et le gibier. Il lit Hugo et Baudelaire, se passionne pour la culture populaire, les romans et les bandes dessinées. En 1919, Desnos devient secrétaire de Jean de Bonnefon et gérant de sa maison d’édition. Dans une revue d’avant-garde, Trait d’union, il publie quelques poèmes, parfois influencés par Apollinaire.
Robert Desnos rencontre Benjamin Péret qui lui fait découvrir le mouvement « Dada » et lui présente André Breton. Il rejoint le groupe des surréalistes et participe à leurs expériences – années d’expérimentation du langage et de ses possibilités. André Breton lui offre un véritable hommage dans le Journal littéraire (5 juillet 1924) : « Le surréalisme est à l’ordre du jour et Desnos est son prophète. » Mais peu à peu, les liens avec les surréalistes vont se distendre, notamment quand Breton, Éluard et Aragon s’engagent activement au parti communiste. Robert Desnos connaît l’aventure radiophonique et se déplace de l’écrit vers des formes orales. L’essentiel est alors de communiquer – la littérature est un moyen parmi d’autres – et d’estomper les barrières entre milieux cultivés et milieux incultes.
En 1918, Robert Desnos publie des textes dans la Tribune des jeunes, une revue de tendance socialisante ; il est ensuite journaliste à Paris-Soir (1925-1926), puis aux journaux Le Soir (1926-1929), Paris-Matinal (1927-1928) et Le Merle. En 1930, il se contente de donner quelques chroniques dans des hebdomadaires édités par la Nouvelle Revue française (les journaux ont fait faillite ou ont interrompu leur publication en raison de la crise qui touche alors sévèrement la France).
Desnos s’engage de plus en plus. Son refus d’adhérer au parti communiste ne signifie pas qu’il se désintéresse de la politique. Épris de liberté, son engagement politique ne va cesser de croître avec la « montée des périls ». Dès 1934, il participe au mouvement frontiste et adhère aux mouvements d’intellectuels antifascistes (comme l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires). Choqué par la guerre d’Espagne et le refus de Blum d’y engager la France, dans une conjoncture internationale de plus en plus menaçante, Desnos renonce à ses positions pacifistes : la France doit se préparer à la guerre, pour défendre son indépendance, sa culture et son territoire, et pour faire obstacle au fascisme.
Après la défaite, la vie à Paris est difficile : ses activités radiophoniques se font rares et sont étroitement surveillées. Desnos entre comme chef des informations dans le journal d’Henri Jeanson et Robert Perrier, Aujourd’hui. Mais l’indépendance du journal est de courte durée : Jeanson est arrêté et le journal devient le porte-parole de l’occupant. Desnos continuera cependant d’y écrire régulièrement jusqu’en décembre 1943 (sous son nom, sous pseudonyme ou anonymement). Il ruse avec la censure et doit surveiller ses paroles. Cette activité lui permet néanmoins de couvrir ses activités dans le réseau de résistance Agir auquel il appartient depuis juillet 1942.
Mais le 22 février 1944, Robert Desnos est arrêté à son domicile par la Gestapo et déporté dans plusieurs camps. En avril 1945, il est transféré jusqu’en Tchécoslovaquie, dans le camp de concentration de Theresienstadt, à Terezin. Épuisé par les privations, malade du typhus, il meurt le 8 juin 1945.