JE ME SOUVIENS D’UN TEMPS
Je me souviens d’un temps. Les yeux humides, la barbe parsemée, la chemise mal boutonnée et souillée de potage, le vieillard se souvient. Il ne termine plus sa phrase. Minuscule, sa chambre pue le désinfectant et la grande faucheuse. Sur les murs, de rares souvenirs cousus de nostalgie : une photo sépia, un jeune homme en uniforme au regard bleu. Aux côtés du jeune homme, deux femmes. L’une plus âgée, gironde, l’air tendre et triste à la fois, et l’autre jeune, brune, robe à fleurs étroite dévoilant des seins généreux contre lesquels la tête se pose.C’était surement ce temps, son temps qu’on a oublié, ce temps écrit pour les écoliers dans des manuels pleurant d’ennui. Le vieillard n’a pas oublié, il ose ne plus se souvenir. Sa mémoire se cache, s’emmitoufle dans les plis de l’édredon tandis que la télé dans sa chambre hurle les inepties du présent. Il n’a plus de deuil à faire, ils sont tous morts autour de lui. Les copains, les canons de rouge aigre sur le zinc, les carcasses de viande portées à bout de bras, les bals odorants de muguet, l’œil grivois du cousin germain, la messe du dimanche servie par le curé défroqué et le rôti patates au four pour faire digérer l’hostie.
Je me souviens d’un temps. Ses lèvres tremblantes, usées de ne pas avoir assez parlé cherchent les souvenirs. Dis-moi vieil homme. Raconte-moi. Dis-moi comment on pensait. Dis-moi comment on aimait à ton époque. Est-ce que les filles attendaient leur chéri en ayant mal au ventre ? Est-ce que l’eau avait le même goût ? Et la limonade ? Et le pain ? Et le savon ? Et ta maison, quelle était son odeur ? Et ta mère, est-ce cette femme sur la photo ? Cette femme avec l’air tendre et triste à la fois. Et cette fille jeune, brune, aux seins amples affamés de désir ? Qui est-elle ? Donne-moi son prénom. Rosa ? Huguette ? Ginette ?
Les lèvres du vieillard restent closes sur leurs secrets.
Une seconde photo, en noir et blanc celle-ci. Une photo de guerre écornée, une photo avec des soldats brulant un drapeau SS, des soldats avec des bouteilles d’alcool fort riant à gorge déployée. En filigrane, la carcasse éventrée d’une église. Où sommes-nous ? La maison divine plie sous les feux de la barbarie indifférente à son appel. Je tourne la photo : Berlin 1945 Dimitri Schipounoff. A te voir si faible, à voir tes yeux redevenus ceux d’un tout petit, peut-on imaginer que toi aussi tu as fait souffrir ? Qu’as-tu fait à Berlin ? Qu’as-tu fait à ces femmes seules et hagardes marchandant leur corps pour un quignon de pain ? Je cherche dans tes yeux ton histoire, notre Histoire. Je cherche dans tes yeux ce que la vie t’a fait, ce que tu lui as pris.
Sur la table de nuit un disque rayé, Edith Piaf, non je ne regrette rien, ni le bien qu’on m’a fait, ni le mal, tout ça m’est bien égal. Le disque tourne en boucle, la voix de la femme en noir remplit de frissons ta chambre. La grande faucheuse se fait la belle. Tes lèvres murmurent les mots tendres, tes chevilles frêles s’agitent de tremblements, ton cœur fatigué bondit sous la chemise souillée de potage. Tes yeux vides s’emplissent des miens terrassant ce qu’il me reste encore de questions. Mes mains maladroites quittent mes poches et rejoignent les tiennes. Recourbés par l’arthrite, tes serres s’agrippent à ma jeunesse tentant d’en kidnapper un peu de sève. Tu me fais mal, arrête, parle-moi, je veux savoir. Rien.
Le vieillard a baissé la tête, un filet de bave malodorante sort de sa bouche. Sa bouche s’affaisse sur son menton. Il est l’heure de la sieste. La télé hurle le juste prix, la famine dans la corne de l’Afrique, la disparation du roi de l’ordinateur et le sacre d’Arnaud Montebourg. Le vieillard s’endort, un léger ronflement le tient en vie. Le vieillard a cousu sa bouche. Sa bouche ne s’ouvre plus pour raconter, elle s’ouvre parfois pour fredonner qu’elle ne regrette rien.