Ce billet est dédié à la mémoire de Christian-Jacques Demollière (1952-2012), directeur du Centre d’Études Grégoriennes de Metz et co-fondateur de la Scola Metensis.
Initiale ornée O, premier chapitre du Siracide de la Bible dite de Worms,
probablement réalisée à l’abbaye Sainte-Marie-Madeleine,
Frankenthal (aujourd’hui en Palatinat rhénan) en 1148.
Enluminure sur parchemin, Ms Harley 2804, Londres, British Library
(cliché © British Library, voir ici)
Vous souvenez-vous de 1994 ? Cette année-là, la vedette qui occupe les premières places des palmarès de disques n’est pas une de ces gloires éphémères fabriquées sur mesure pour faire s’affoler les chiffres de vente. Tout au contraire, celle qui focalise l’attention est une abbesse rhénane morte en 1179, dont les multiples dons s’exprimaient dans des domaines aussi différents que la médecine et la musique, une femme de tête, dans tous les sens du terme, à l’envergure reconnue par ses pairs, Hildegard von Bingen.
1994 marque la consécration du travail acharné de deux musiciens-chercheurs, Barbara Thornton et Benjamin Bagby, chevilles ouvrières de l’ensemble Sequentia qu’ils ont fondé à Cologne en 1977 ; le succès du troisième volume de leur série consacrée à celle que l’on surnomme la Sybille du Rhin, baptisé Chants de l’extase, est si fracassant – pensez donc, plus 500000 exemplaires écoulés d’un disque de musique du XIIe siècle – qu’il est permis d’imaginer qu’il les laisse vaguement incrédules. Il va cependant leur offrir, outre une reconnaissance mondiale, la clé d’un fructueux contrat leur permettant de réaliser, entre autres, une quasi-intégrale de l’œuvre de l’abbesse, y compris son Jeu des Vertus (Ordo virtutum), pièce allégorique accompagnée de musique qui sera enregistrée deux fois, une première en 1982, une seconde en 1997 pour tenir compte des progrès effectués par les musiciens dans l’interprétation de ce répertoire.
Les Symphoniæ que je vous présente aujourd’hui constituent la deuxième pierre du monument élevé à Hildegard par Sequentia ; l’enregistrement s’en est déroulé en deux temps, une partie en parallèle des sessions de l’Ordo Virtutum, l’autre l’année suivante, en 1983, et il sera suivi d’un silence de plus de dix ans qui verra les musiciens aborder avec succès d’autres œuvres de l’aire germanique, mais aussi anglaise, espagnole et française. Un temps de maturation nécessaire. Cependant, lorsque l’on écoute attentivement ces Symphoniæ jugées suffisamment abouties pour ne pas devoir être reprises, l’évidence que tout ce qui fera l’éclatante réussite des Chants de l’extase y est déjà présent s’impose rapidement. Le choix de confier chaque pièce à des voix solistes différentes, mais présentant toutes le point commun d’être à la fois d’une luminosité tendant vers l’impalpable tout en demeurant caractérisées, qualités que l’on retrouve lorsqu’elles se rejoignent dans les ensembles, l’alternance entre des pièces soutenues par un accompagnement le plus souvent très discret qui tend une ligne stable autour de laquelle les voix viennent déployer leurs volutes (l’effet visuel est encore plus frappant si l’on connaît l’écriture des manuscrits à neumes de cette époque, comme ici, le Riesencodex préservant les compositions d’Hildegard) et d’autres strictement vocales, la présence d’interludes instrumentaux improvisés autour de certaines des mélodies de l’abbesse, tout ceci est déjà parfaitement en place et maîtrisé. Seuls quelques menus flottements, qui seront absents des réalisations ultérieures, viennent très occasionnellement rappeler qu’il s’agit ici d’un enregistrement un peu ancien, mais ils sont aussitôt balayés par la formidable flamme qui anime Sequentia dès que les musiciens abordent cet univers dont ils ont très tôt pris l’exacte mesure et qu’ils portent avec une intelligence, un enthousiasme, une intuition et un respect assez époustouflants.
D’autres interprètes viendront ensuite se mesurer à la musique d’Hidegard, parfois de façon très convaincante comme le montrent les très belles propositions de Discantus (Hortus deliciarum, Opus 111, 1998) ou de La Reverdie (Sponsa regis, Arcana, 2003), d’autres se contentant, comme Organum, de lectures hélas superficielles. Mais, en dépit d’éminentes qualités, aucun ne parviendra à faire corps à ce point avec l’œuvre de l’abbesse, à délivrer un sentiment d’évidence aussi fort que Sequentia dont la co-directrice et responsable du projet d’intégrale, Barbara Thornton, servira ce répertoire jusqu’à son dernier souffle en bravant courageusement la maladie qui devait l’emporter un mauvais dimanche de novembre 1998, année du 900e anniversaire de la naissance d’Hildegard, à l’âge de 48 ans. Au-delà d’un parcours artistique exemplaire, la passion de toute une vie.
Hildegard von Bingen (1098-1179), Symphoniæ
Sequentia
Barbara Thornton, chant & direction
Benjamin Bagby, harpe, organistrum, chifonie & direction
Enregistré en juin 1982 en l’église du monastère de Knechtsteden et en juin 1983 en l’église Saint-Osdag de Mandelsloh [durée totale : 62’14”]. Publié en 1983 par BASF sous référence 74321 20 198-2 et réédité depuis par EMI (1985, 1987) et DHM (depuis 1989), ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. O virtus sapientiæ (Antienne)
Ensemble vocal, organistrum
2. O lucidissima Apostolorum turba (Répons)
Guillemette Laurens, ensemble vocal, 2 vièles, harpe & flûte
Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :
Hildegard Von Bingen: Geistliche Gesänge | Hildegard von Bingen par Sequentia