L’indestructible samouraï des essais en vol
La génération des grands pilotes d’essais de l’immédiat après-guerre s’éteint irrémédiablement : c’est à présent Jean Sarrail qui nous quitte, à 93 ans. Un «grand», qui avait pris les commandes de 200 types d’avions différents, toutes catégories confondues, 8.000 heures de vol et un titre de gloire peu ordinaire, les essais des démonstrateurs Leduc à tuyère thermopropulsive.
André Turcat dit de Sarrail qu’il était «l’indestructible samouraï des essais vols». Il parle en connaissance de cause, ils étaient proches et partageaient une expérience unique dans la mesure où ils étaient les deux seuls pilotes à avoir volé sur avion propulsé par statoréacteur. Son biographe, Bernard Bacquié (1) qualifie Sarrail de funambule et rappelle qu’il citait volontiers son camarade Pierre («Tito») Maulandi : «pas de projets à plus de 48 heures». Il est vrai que la profession était dangereuse, en ces temps-là, et que nombre de talents ont disparu prématurément, plus particulièrement dans les années cinquante, période fondatrice qui fut aussi celle de tous les risques.
Modeste, trop modeste, s’étonnant de la curiosité et de l’intérêt que suscitait son parcours auprès des générations qui suivaient la sienne, Sarrail avait tout connu, tout vécu, tout au long d’une carrière exceptionnellement bien remplie. Pilote dès 1937, sur Bloch 152, Dewoitine D 520 et Spitfire, après une guerre solide, il avait rejoint l’équipe originelle du CEV que venait de constituer l’ingénieur en chef Maurice Cambois. Sarrail suivit alors le tout premier stage de l’école du personnel navigant d’essais tandis qu’il abordait de plain-pied l’ère nouvelle des jets.
Il prit ainsi les commandes des différents membres de la lignée des avions de combat britanniques de Havilland choisis pour équiper les forces renaissantes françaises, puis l’Ouragan et bien d’autres. Mais, avant cela, il avait même piloté une prise de guerre peu banale, le Messerschmitt Me-262. Un appareil novateur, certes, mais qui lui avait néanmoins laissé un souvenir mitigé, faute d’un minimum de fiabilité. Il est vrai que le manuel de vol n’avait pas été retrouvé, ce qui compliquait singulièrement la tâche du pilote téméraire cherchant à se faire une opinion sur les qualités opérationnelles du biréacteur allemand, capable d’atteindre 800 km/h.
En 1948, le CEV comptait sur Sarrail pour conduire les essais de l’imposant prototype VG 90 d’Arsenal qui préfigurait un chasseur embarqué destiné à l’Aéronautique navale mais fut rapidement abandonné. Sarrail prit les commandes d’avions qui, chacun à leur manière, ont marqué leur temps, à commencer par le SO 6000 Triton, le gros hydravion SE 200, le Grognard, etc. Mais les appareils marquants furent à n’en pas douter les Leduc, des prototypes qui étaient le fruit de travaux persévérants entamés dans les années trente, le 010 faisant l’objet d’une évaluation approfondie dès 1946 pour aboutir 10 ans plus tard aux 021 et 022. Ils étaient sensés préfigurer un avion de chasse et un bombardier.
Lors d’un atterrissage forcé dans la plaine de la Crau, la cabine qui abritait le pilote se détacha du fuselage, roula 22 fois sur elle-même, Sarrail en sortit fracassé mais vivant. Et reprit ses activités 7 mois plus tard. Ce fut le plus spectaculaire de ses 18 accidents, une épreuve qu’il traversa après d’autres, les risques du métier, en quelque sorte, ni plus, ni moins. Commentaire de notre confrère journaliste et écrivain Germain Chambost, dont il était proche : «il était de ces pilotes qui parlaient avec humour des accidents qu’ils avaient connus. Oui, d’accord, je totalise un paquet d’accidents potentiellement mortels, desquels je n’aurai jamais dû sortir vivant mais j’en suis sorti vivant, ce ne devait donc pas être grave »…
Depuis, les années avaient passé, seuls les spécialistes et quelques historiens avaient encore conscience du travail considérable accompli en toute simplicité, le plus naturellement du monde, par ce pilote exceptionnel. Il parlait rarement du passé, ne cherchait en aucun cas les honneurs et avait été surpris d’être élu membre d’honneur de l’Académie de l’air et de l’espace, en 2002. Une reconnaissance tardive mais plus que méritée pour cet homme tranquille, retiré à Istres dans sa maison curieusement baptisée L’Ensoleillade. Le mariage de la compétence, de la discrétion et de l’originalité.
Pierre Sparaco-AeroMorning
(1) Il y a 3 mois seulement, Jean Sarrail et Bernard Bacquié ont publié conjointement «Envols vers l’inconnu», aux Editions Latérales, une autobiographie complète et brillamment illustrée, sortie de presse in extremis. La carrière de Jean Sarrail a également été évoquée dans les pages de l’ouvrage intitulé «Une Epopée française, les créateurs de l’aviation nouvelle 1950-1960», un ouvrage publié en 2010 sous la direction d’André Turcat, chez Pascal Galodé Editeurs.