Une maison à la campagne (16)

Publié le 08 juillet 2012 par Feuilly

L’homme blanc prit donc la patte de léopard sous les applaudissements de toute l’assemblée, puis on se mit en route, non sans avoir au préalable piétiné les trois cercles magiques, comme pour signifier que le contact avec les forces occultes était maintenant rompu. Ce contact n’était plus nécessaire puisque le pouvoir surnaturel était maintenant ici, parmi les humains, représenté par un des animaux les plus dangereux, le léopard. Et encore, seule la patte de ce félin était présente, symbole de vitesse, de souplesse et de capacité à tuer. Tout en marchant, l’explorateur considérait d’ailleurs avec respect les griffes puissantes qui dépassaient des poils et il imaginait sans peine les blessures que celles-ci pouvaient infliger.

On descendit la colline en direction du fleuve et quand on fut arrivé tout en bas, on se trouva devant un village qui était resté invisible jusque là, collé comme il était aux contreforts de la montagne. En voyant arriver le sorcier, tous les habitants sortirent de leur case pour lui souhaiter la bienvenue. On n’aurait jamais cru qu’un village aussi petit pût comporter autant d’habitants. Il en sortait de partout et certains accouraient même de la forêt toute proche. Quand on se retrouva sur la place, il y avait bien deux cents personnes qui acclamaient les arrivants avec des cris étranges. Tout le monde s’attroupait autour de l’explorateur, surtout les enfants, car ils n’avaient jamais vu d’homme blanc.

On se mit à chanter et à danser. Puis on prépara un immense festin qui dura jusqu’au soir. Quand la lune fut levée, on alluma un grand feu au centre de la place et la fête commença. Les hommes étaient d’un côté et les femmes de l’autre, par groupes d’une dizaine de danseurs. On s’approchait du groupe du sexe opposé en mimant la démarche précautionneuse du léopard ou au contraire en se contorsionnant dans tous les sens. Une fois qu’on était à deux doigts de se toucher, on s’évitait de justesse et on repartait vers l’arrière avec des cris sauvages. Puis deux autres groupes entraient en scène et tout recommençait. Cela dura comme cela pendant des heures. L’explorateur, à qui on servait copieusement une boisson fermentée à base de banane, regardait tout cela d’un œil de plus en plus trouble. Il se sentait bien. Etrangement bien. Lui qui depuis le début de son expédition cherchait l’impossible et ne le trouvait pas ; lui qui espérait découvrir un sens à toute chose et en était réduit à marcher de plus en plus loin, jusqu’à faire reculer l’horizon ; lui qui n’en finissait plus de voyager pour tenter de saisir l’essence de cette terre sauvage et vierge qu’était l’Afrique et qui voyait toujours de nouveaux paysages s’ouvrir devant lui, voilà que pour une fois il se sentait apaisé. Car la vérité de ce continent se trouvait ici, sur cette place, dans ce village, au milieu de ces hommes et de ces femmes qui dansaient, superbement heureux.

Il regardait cette joie de vivre avec étonnement et satisfaction. Le rythme endiablé de toutes ces rondes frénétiques le séduisait, tout comme la nudité des femmes, lesquelles ne portaient généralement qu’un simple pagne. C’était fascinant de voir ceux-ci se soulever en cadence, laissant deviner ce qu’ils cachaient plus ou moins bien par ailleurs. L’explorateur n’en revenait pas devant une telle impudeur naturelle. Ces sauvages, finalement, avaient conservé une manière de vivre plus proche de la nature et ils ne s’embarrassaient pas de toutes les conventions et de toutes les lois stupides des hommes civilisés. Et ils semblaient heureux, tellement heureux… Son regard d’homme s’attarda longuement  sur les seins nus qui s’agitaient érotiquement quand les danseuses sautillaient sur place.  C’était beau. Tous ces corps noirs dévêtus, brillant à la clarté de la lune et à la lumière du feu. L’Afrique était ici, cette Afrique à laquelle il rêvait depuis son adolescence à Bordeaux.

Il revoyait les déjeuners dominicaux dans la grande salle à manger familiale,  avec ses tantes outrées et qui prenaient un  regard désapprobateur quand il affichait clairement son athéisme. Qu’est-ce qu’il avait étouffé dans cette atmosphère bourgeoise et bien pensante ! Combien de fois n’avait-il pas rêvé de la beauté du monde qui se trouvait forcément ailleurs que dans cette salle à manger de Gironde... Alors il était parti et il l’avait cherchée pendant des années. Mais il avait eu beau s’aventurer au cœur de l’Afrique et être le premier Blanc à pénétrer jusqu’ici, il n’était jamais parvenu à l’atteindre totalement. Cette beauté se dérobait toujours, du moins en partie, et elle fuyait devant lui, se retrouvant toujours plus loin, derrière l’horizon.  Alors il avait remonté le fleuve, mais cela avait été pareil. Ce qu’il cherchait n’était jamais là où il était lui, mais un peu plus en amont… Or voilà que pour la première fois il lui semblait être parvenu à rejoindre ce qu’il cherchait. La vie était là, toute simple, dans ce village perdu dans une boucle du grand fleuve, inconnu de tous, sauf de lui. Il écoutait le tam-tam et ses sons effrénés, il regardait les danses et leur rythme endiablé, il observait les femmes et leur poitrine provocante. Alors il su qu’il avait trouvé et qu’il ne repartirait plus.

Vers deux heures du matin, quand la fête toucha à sa fin, le chef du village, accompagné du sorcier, s’avancèrent vers lui, tenant par la main une jeune fille souriante. Il sourit aussi et sans un mot il la suivit. Ils traversèrent la place principale, s’engagèrent dans les ruelles entre les habitations et finalement pénétrèrent dans une case. Il referma sommairement la porte de bambous et là, dans la nuit équatoriale, il connut enfin le bonheur et l’apaisement.

Le long du fleuve, dans la chaleur étouffante, les grenouilles-buffles croassaient à qui mieux mieux, les yeux tournés vers les étoiles.

Fin de la nouvelle.