«La poétique étant avant tout une pratique critique du langage, elle prend nécessairement dans son questionnement le lien entre individu et société. J’y insiste : c’est la pensée du lien qui est première et qui définit chacun des deux termes de la relation» (Gérard Dessons).
à Henri Meschonnic
Les vivants trouvent à loger en nous. Et leurs passages, aussi fugaces soient-ils, avant même que de nous combler, laissent des trous. C’est ainsi que nos blancs, nos trous de mémoire sont occupés. Par d’autres. De même, le langage n’est pas fait que de mots. C’est ce que nous apprend, sur nous, le poème. Avec à la clé une pensée de l’altérité qui fait lien entre les mots comme entre les êtres. Et avec cette chance aussi de pouvoir l’extraire, cette pensée, du poème. Ainsi pour le poéticien Gérard Dessons, l’autre est premier en nous.
Et on doit articuler cette réflexion sur l’invention artistique qu’est la poétique à une pensée de l’éthique et du politique, aussi rigoureuse qu’audacieuse dans la cité.
Gérard Dessons est professeur de littérature française à l’Université Paris 8 de Saint-Denis. Membre fondateur du groupe Polart (poétique et politique de l’art), il a longuement cheminé avec Henri Meschonnic, cosignant Traité du rythme – Des vers et des proses (Nathan). Il a écrit de nombreux ouvrages sur l’art et la littérature et notamment publié aux éditions Laurence Teper Maeterlinck, le théâtre du poème, ainsi que Rembrandt, l’odeur de la peinture. Son essai L’Art et la Manière est paru aux éditions Champion.
*
— Gérard, vis-tu toujours à Saint-Denis même, à quelques pas de la station Basilique ? Il me semble que tu m’as déjà confié vivre là pas seulement par commodité, pas seulement en raison de la proximité avec l’université de Paris 8, où tu enseignes…
— Oui, je vis toujours à Saint-Denis. C’est un choix personnel. Bien sûr, je suis à quelques encablures de mon lieu de travail, mais aussi je me sens bien dans ce milieu multiculturel, « arc-en-ciel », où les communautés vivent ensemble, selon des modalités qui n’ont rien à voir avec le préjugé « communautariste » qui leur est souvent appliqué. La ville est un englobant qui permet l’échange des cultures et le passage des valeurs. Des institutions comme l’école ou le marché ont ici leur importance. De là le rôle, également, des associations, qui font un travail énorme pour favoriser les rencontres. En fait, tout le monde s’y met. La librairie Folies d’encre, le Café culturel. Pour moi, Saint-Denis, ville d’accueil par tradition, est bien « d’aplomb » avec Paris 8, qui a fait de son ouverture aux étudiants français et étrangers l’une de ses richesses.
— Dans un essai qui a causé quelques remous dans le paysage consensuel de la poésie contemporaine (Célébration de la poésie), Henri Meschonnic montre que pas une définition existante ne peut dire, au juste, ce qu’est la « poésie ». J’utilise à dessein le mot « paysage », comme si ce consensus était dans la « nature » même de la poésie. On sait ce que dit Adorno de la définition, qu’elle est un stade « pré-critique ». Peux-tu nous décrire en quelques mots les enjeux majeurs qu’il y a, selon toi, à lier fondamentalement le poème à la pensée critique ?
— En fait, l’idée de poème, telle que l’a formulée Henri Meschonnic, met en question à la fois l’essentialisation des formes de langage et toute tentative d’en dresser une typologie, sur le modèle de la rhétorique des genres. D’une part, il n’y a pas d’essence du poétique, qui transcenderait ses manifestations historiques, et, d’autre part, l’histoire de la « littérature » montre qu’il n’y a pas non plus de forme spécifique du poème (j’entends « forme », ici, dans le sens positiviste d’une donnée de l’expérience). La notion de poème excède, en effet, les dualismes formels comme l’opposition du vers et de la prose, du mot propre et du langage imagé, ou du roman et du théâtre. Le poème invente chaque fois la forme du poème. Et quand je dis « le poème », je veux dire l’ensemble des conditions nécessaires à l’avènement du poème. Pour qu’un objet de langage soit identifié comme poème, il faut des sujets, une société, une histoire des discours, etc.
C’est ce qui explique que l’action critique du poème est toujours globale. Ce n’est pas un simple ensemble de règles qui se trouve mis en jeu chaque fois qu’un poème déplace la définition du poème, mais le rapport d’une société au langage, au sens, à la valeur. Cette activité critique est donc nécessairement une activité éthique. C’est pourquoi Henri Meschonnic définit le poème comme une forme de vie qui transforme une forme de langage et comme une forme de langage qui transforme une forme de vie.
— Tu aimes à montrer qu’un vers de poète peut dire l’Histoire, dans sa tension même. Je pense précisément au premier vers de Robert Desnos dans « Printemps », poème écrit selon ses biographes du camp de Royallieu, à Compiègne, avant sa déportation :
« Tu, Rrose Sélavy, hors de ces bornes erres »
Peux-tu préciser en quoi l’approche critique de la poétique se différencie radicalement sur ce point, selon toi, des visées de l’histoire littéraire ?
— L’histoire littéraire pense l’historicité « positivistement », comme une donnée objective : un moment de la durée temporelle auquel appartiennent les événements produits dans ce laps. C’est en priorité cette appartenance qui donne à ces événements leur sens et leur valeur. En fait, ce point de vue repose à la fois sur l’illusion qu’il est possible de saisir la valeur historique d’une œuvre au moment même de son apparition (un retour dans l’histoire), et, corrélativement, sur l’ignorance que tout moment historique est une représentation, c’est-à-dire une vision à partir du présent. La poétique, elle, rapporte l’histoire au présent du dire (du dire l’histoire), qui implique autant l’engagement des singularités discursives que celui des modes de dire et de penser qui font une époque.
Dans le cas du poème de Desnos, « Printemps »,écrit en 1944, c’est lui, le poème, et spécifiquement le premier vers (« Tu, Rrose Sélavy, hors de ces bornes erres »), qui fait son époque, qui marque une situation et qui, au lieu de l’illustrer, l’analyse. C’est d’abord l’atteinte au bien écrire qui fait d’un mal écrire un bien dire : la dissociation du groupe pronom sujet – verbe (« tu […] erres ») et la greffe d’un syntagme apposé (« Rrose Sélavy »), transforment le « Tu » en « Toi » (« Tu [Toi], Rrose Sélavy, »). La deuxième personne est un sujet adressé, mais se transforme ici en vocatif. Plus qu’une adresse, c’est un appel à l’autre. Et cette valeur tient par l’accentuation de « Tu », qui forme un seul groupe rythmique. Il faut donc lire comme une valeur du poème la disjonction du groupe sujet – verbe. Une disjonction, il faut le remarquer, qui est d’ordre rythmique et non logique : même séparés, le sujet et son verbe restent grammaticalement et logiquement liés.
D’autre part, la présence immédiate du sujet adressé, corollairement avec le rejet du verbe en bout de vers, permet l’intercalation du groupe « hors de ces bornes », qui installe un dispositif prosodique (l’écho de la syllabe [or] : hors / bornes) résumant comme un emblème le statut du prisonnier tendu infiniment vers son évasion.
Les bornes contiennent leur propre extériorité comme une ombre portée. Ce qui est dit ici l’est non par les signes, mais à travers eux. C’est la signifiance qui fait l’histoire, et non la date de rédaction du poème. Plus précisément, c’est la signifiance du poème qui transforme le temps de l’écriture en temps du poème, qui en fait un monument dans l’histoire et pour l’histoire.
— Avec Henri Meschonnic, tu as œuvré à faire émerger, selon vos propres mots, « une anthropologie radicalement nouvelle, qui tente de penser ensemble le poème, l’histoire, le langage, l’éthique et le politique pour penser la vie ». Dans tes travaux personnels, si l’éthique paraît occuper une place de plus en plus importante, « première », n’est-ce pas parce que la poétique doit inlassablement interroger le lien entre individu et société ? Et ce, bien sûr, en se situant aux antipodes des figurations affligées ou élitaires du poète…
— Oui. La poétique étant avant tout une pratique critique du langage, elle prend nécessairement dans son questionnement le lien entre individu et société. J’y insiste : c’est la pensée du lien qui est première et qui définit chacun des deux termes de la relation. D’autre part, il est juste de dire que cette interrogation se fait « inlassablement », dans la mesure où cette critique, parce qu’elle est historique, se légitime d’être critiquée dans son activité même. Et, s’agissant du poème, le lien entre sujet et société passe par la constante remise en cause des notions d’auteur et de public. Le poète, dans ces conditions, ne peut être celui qui se donne des représentations de lui-même, mais l’activité du poème (pour Mallarmé, c’est le poème qui est « énonciateur »). Le poème, en tant que voix, implique nécessairement le public, par l’activité de réénonciation que constitue toute lecture. Son action est donc à la fois éthique et politique.
— Si tu devais mettre en exergue des expériences poétiques ou artistiques particulières aujourd’hui, à qui, ou à quoi, penserais-tu ?
— Plutôt que de mettre en avant des noms d’œuvres ou d’auteurs, je préfère évoquer un événement spectaculaire qui ne se présente pas comme une expérience artistique, mais qui, par les réactions qu’il a suscitées en France, participe de cette force critique que la modernité reconnaît comme un critère fondamental dans la définition des œuvres d’art.
Je veux parler de l’exposition « Our Body », qui s’est tenue à l’Espace 12 Madeleine jusqu’à ce qu’elle soit récemment interdite pour la raison qu’elle constituait, selon les termes de l’ordonnance du juge des référés, « une atteinte illicite au corps humain ». Précisément, les « découpages », les « colorations arbitraires » et les « mises en scène déréalisantes » ont été jugés comme des atteintes à la décence. La loi assigne aux cadavres un espace spécifique : le cimetière, et non une salle d’exposition.
Je ne mets pas de côté le problème, évoqué par la justice, de la provenance des corps (il pourrait s’agir de condamnés à morts chinois) avec toutes les questions éthiques, politiques (et diplomatiques) que cela suscite. Au contraire, ces interrogations ne font qu’ouvrir davantage le spectre critique de l’exposition.
Mais la censure est clairement révélatrice du fait que des valeurs ont été touchées, c’est-à-dire à la fois questionnées et historicisées. Sous couvert d’éthique, on obéit en fait à des raisons morales. L’argument selon lequel le corps humain ne peut être donné en spectacle suscite nombre d’interrogations, notamment sur ce qui fait basculer l’exposition vers le spectacle. Et sur ce qui advient du public dans ces conditions. Une interrogation, également, sur ce moment où un événement spectaculaire tente de glisser vers le théâtral – une interrogation qui était déjà au cœur des traités d’anatomie, aux XVIe et XVIIe siècles, montrant des écorchés dans des poses « vivantes ». La question, ici, est au fondement de l’artisticité des œuvres : que ne peut-on pas montrer ? et, corrélativement : que peut-on montrer ? Quel est le montrable ? Avec les questions symétriques : que peut-on voir ? et surtout : que ne peut-on pas voir (entendre, lire, penser, etc.).