Selon Turgot, « Il suffit évidemment que le gouvernement protège toujours la liberté naturelle que l’acheteur a d’acheter et le vendeur de vendre. »
Par Damien Theillier, président de l’Institut Coppet*
(Source de l’image : Kaplan)
Supposez qu’un homme politique arrive au pouvoir et découvre la situation catastrophique des finances publiques. L’État est au bord de la banqueroute, incapable de rembourser ses créanciers. Cet homme n’est pas François Hollande mais un économiste brillant et partisan du « laissez faire, laissez passer ! » des Physiocrates… Non, nous ne sommes pas en 2012 mais en 1774 et cet homme c’est Turgot, nommé ministre des finances par Louis XVI, en pleine crise de la dette. Que va-t-il faire ? En deux ans, il va tailler dans les dépenses de la Maison du roi, engager des réformes audacieuses pour libérer l’économie des entraves administratives. Il ira même jusqu’à sermonner le roi en ces termes : «Il faut, Sire, vous armer contre votre bonté, de votre bonté même, considérer d’où vous vient cet argent que vous pouvez distribuer à vos courtisans».
Anne Robert Jacques Turgot est l’une des grandes personnalités libérales de l’histoire française. Ses premiers écrits témoignent de son engagement en faveur de la philosophie des Lumières. En 1754, il publie sa Lettre sur la tolérance civile et, en 1757, plusieurs articles écrits pour L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Puis il décide de faire carrière dans l’administration royale. Il est d’abord nommé intendant de Limoges (1761-1774), avant que Louis XVI le nomme intendant général (ministre des Finances) de 1774 à 1776. Avocat inlassable de la concurrence, il a libéré le commerce des grains en supprimant les droits de douane intérieurs sur le blé (1774) et aboli les corporations (1776).
Dans ses six édits de 1774, Turgot essaye de mettre un terme à la corruption officielle, d’abolir de nombreux monopoles locaux, d’introduire des réformes bancaires et de revenir au libre-échange dans le commerce des grains. À la suite d’une mauvaise récolte et de l’envolée des prix du blé, Turgot écrit pour sa défense : « lorsque dans les provinces on verrait encore des disettes, il ne faudrait pas en faire une objection contre la liberté ; il faudrait seulement en conclure que la liberté n’est pas établie depuis assez longtemps pour avoir produit tous ses effets. » Malheureusement, il va se heurter surtout à la colère des nobles, qui tentent de défendre leurs privilèges. Confronté à une cabale montée par le Prince de Conti, il préfère démissionner en mai 1776 plutôt que de céder sur ce qu’il regarde comme le salut de la monarchie et de la France. Sa chute met fin à la première expérience en France d’une économie de libre marché.
En apprenant cela, Voltaire s’insurge : « Ah ! quelle nouvelle j’apprends ! La France aurait été trop heureuse. Que deviendrons-nous ? Je suis atterré. Je ne vois plus que la mort devant moi depuis que M. Turgot est hors de place. Ce coup de foudre m’est tombé sur la cervelle et le cœur. »
L’ouvrage majeur de Turgot, Réflexions la formation et la distribution des richesses (1766), doit beaucoup à la doctrine des physiocrates. Turgot reprend et prolonge le modèle de libre marché proposée par Quesnay et avant lui par Boisguilbert contre les mercantilistes. Mais ses idées doivent au moins autant à l’influence de son ami Jacques Vincent de Gournay, nommé intendant du commerce en 1751. Turgot a voyagé avec lui à travers tout le pays, lors de ses tournées d’inspection. À sa mort en 1759, Turgot écrit un célèbre « Eloge de Gournay», dans lequel il défend le laissez-faire économique avec une rare éloquence et résume les principes de sa doctrine.
Turgot est un apôtre du droit naturel, qu’il appelle aussi « système de la liberté ». Il souligne souvent que la concurrence sur un marché libre a pour effet de réguler naturellement les prix et d’empêcher les abus. Par ailleurs, il fait du marchand la pièce maitresse du mécanisme de marché. En effet, les agents de l’État sont moins motivés et surtout moins bien informés que ne le sont les commerçants. Il est donc plus efficace de laisser le commerce aux mains des intérêts privés.
« Il est inutile de prouver que chaque particulier est le seul juge de cet emploi le plus avantageux de sa tête et ses bras. Il a seul les connaissances locales sans lesquelles l’homme le plus éclairé ne raisonne qu’à l’aveugle. Il a seul une expérience d’autant plus sûre qu’elle est bornée à un seul objet. Il s’instruit par ses essais réitérés, par ses succès, par ses pertes et acquiert un tact dont la finesse, aiguisée par le sentiment du besoin, passe de bien loin toute la théorie du spéculateur indifférent » (Éloge de Vincent de Gournay).
Turgot anticipe ici largement l’argument de Hayek sur l’impossibilité de tout calcul économique dans un système économique socialiste.
On raconte que François Le Gendre, un marchand à qui Colbert demandait comment le gouvernement du roi pouvait aider le commerce, répondit : « Laissez-nous faire », formule reprise par Gournay : « Laissez faire, laissez passer ». Turgot nous a donné la clé d’interprétation de ce laissez-faire. Il ne s’agit pas d’un quelconque laisser-aller, il ne s’agit pas non de ne rien faire. Selon lui, le principe fondamental qui doit guider l’action du gouvernement est que « tout doit tendre non à la plus grande utilité de la société, principe vague et source profonde de mauvaises lois, mais au maintien de la jouissance des Droits naturels » (Condorcet, Vie de Monsieur Turgot, 1786). D’où il résulte que la liberté de nuire à autrui ou de violer ses droits n’existe pas et que la loi doit l’interdire. Dans ce cadre et dans ce cadre seulement, l’intérêt particulier tend toujours vers l’intérêt général. Le véritable laissez-faire consiste donc à reconnaître que la liberté d’agir sans nuire à autrui ne doit jamais être restreinte.
En résumé, « les intérêts des nations et les succès d’un bon gouvernement se réduisent au respect religieux pour la liberté des personnes et du travail, à la conservation inviolable des droits de propriété, à la justice envers tous, d’où résulteront nécessairement la multiplication des subsistances, l’accroissement des richesses, l’augmentation des jouissances, des lumières et de tous les moyens de bonheur. »
Bref, selon Turgot, « Il suffit évidemment que le gouvernement protège toujours la liberté naturelle que l’acheteur a d’acheter et le vendeur de vendre. » Alors, ajoute-t-il, « la science du gouvernement deviendra facile et cessera d’être au-dessus des forces des hommes doués d’un bon sens ordinaire. »
Enfin, sa philosophie sensualiste l’oriente vers une théorie subjective de la valeur-utilité. Turgot découvre le fondement de celle-ci dans l’estime en laquelle l’homme tient les choses qu’il désire.
On fait souvent remonter les sources de la pensée économique libérale à Adam Smith. Murray Rothbard, dans son Histoire de la pensée économique, a contesté cette vision des choses. Consacrant un chapitre à « L’Éclat de Turgot », il souligne que « l’influence de Turgot sur la pensée économique ultérieure fut sérieusement restreinte (…) par le mythe suivant lequel Adam Smith serait le fondateur de l’économie politique. » Et il ajoute « c’est sur le Français J.B. Say, officiellement adepte de Smith, que Turgot a finalement eu le plus d’influence, particulièrement sa théorie de la valeur-utilité. »
* Article publié sur 24hGold
Bibilographie
Alain Laurent, Turgot « Laissez faire », textes choisis et présentés. Les Belles Lettres, 1997.
Alain Madelin (collectif), Aux Sources du modèle libéral français, Perrin, 1997.
Murray Rothbard, Economic Thought Before Adam Smith, Edward Elgar, 1995. Extrait traduit sur Turgot à lire ici
Vie de Turgot, par Condorcet disponible ici :
http://www.institutcoppet.org/2011/12/19/condorcet-vie-de-monsieur-turgot-1786/