Les prémices

Publié le 07 juillet 2012 par Lana

La bande d’élèves des classes préparatoires se rendait au centre-ville, il fallait compter une bonne heure de marche. Le temps était beau, l’air léger, la promenade était agréable. Rien ne venait troubler ce tranquille après-midi de weekend. La semaine avait été difficile, comme d’habitude. On avait, un matin, trouvé inscrit sur le mur de l’établissement, en grosses lettres colériques : « si tu n’as pas besoin d’être fou pour venir ici, tu le deviens ». Un élève qui avait craqué comme tant d’autres. La sélection se faisait autant aux notes scolaires qu’à la résistance nerveuse.

Ils ont vu se rapprocher un autre groupe qui revenait d’une promenade. Ils ont reconnu des élèves du même établissement. Ils étaient trois qui marchaient sereinement et plaisantaient. L’un d’eux s’est mis soudain à parodier la démarche d’un singe balourd. Il avait le corps penché vers l’avant et les bras qui se balançaient lourdement.

Il a tout de suite compris qu’il était visé par la moquerie. Il a ressenti une tension dans le corps, un poids lui écrasait la poitrine. C’était comme s’il avait reconnu un message venu du tréfonds de l’âme, une vérité cruelle qui s’imposait comme une évidence. Sa démarche s’est mise à le gêner, il ne savait plus comment balancer ses membres, son corps était empêtré dans une gaucherie nauséeuse.

Il a regardé fixement celui qui se moquait mais il n’a pas réussi à éteindre le sourire sarcastique. L’évidence s’est imposée, il avait mérité cette insulte, son corps était devenu un étranger qui lui imposait une attitude excentrique. Tout le monde allait le remarquer, il avait la certitude que la vie deviendrait difficile, il lui fallait affronter les persiflages.

Il a continué à marcher aux côtés de ses camarades, il essayait de prendre part aux conversations, mais une douleur sourde le tenaillait. Son cerveau était happé par le vide, il plongeait dans les affres d’un tourment ferme et infini.

***

Le matin, il se rendait au réfectoire pour aller prendre le petit déjeuner. Il partait toujours à la même heure et croisait les mêmes personnes. Au retour, la même bande de l’autre classe de math sup sortait du bâtiment. Ils étaient bruyants, ricaneurs. L’un des élèves, le plus ostentatoire, le désignait du doigt et tous se mettaient à ricaner. Il redoutait cette épreuve quotidienne, il aurait eu envie de casser la figure du meneur mais le courage l’abandonnait, il lui paraissait que justice était faite et qu’il méritait sa peine. Il était devenu un être bizarre, il n’avait plus sa place, en société, comme élève normal. La raillerie lui était destinée, elle l’enveloppait comme un sale manteau d’hiver qui trahit la misère.

Dans le couloir, il évitait de se rapprocher des élèves de l’autre classe. Ceux-ci le regardaient d’un air ironique et il lui semblait qu’il était l’objet des railleries des plus forts, de ceux qui ne craignaient pas l’hostilité. Dans sa classe, il n’éprouvait pas de gêne, il avait de bons copains et il était respecté. Il s’accrochait aux études, il se donnait du mal, même si parfois il se demandait la raison de tant de peine. A quoi cela sert-il de réussir ses devoirs quand la vie au dehors est un tourment. Le professeur de mathématiques qui avait une réputation de sévérité le ménageait. Quand il venait au tableau, celui-ci semblait l’aider plutôt que le déstabiliser comme il le faisait avec d’autres.

***

Un de ses anciens camarades de lycée était venu le voir. C’était en réalité son meilleur ami, du temps d’avant, de celui où il vivait normalement. Il était un des derniers témoins de sa normalité passée. A cette époque, il était respecté ou, en réalité, considéré comme normal, c’est-à-dire qu’il n’était pas le sujet de railleries. Une gêne l’imprégnait quand il pensait à ce temps-là, comme s’il cherchait à s’évader de son sort actuel mérité.

Ils s’étaient mis en marche vers la gare, il leur fallait attraper le train qui partait pour Guingamp. Ils marchaient vite, si vite, qu’il lui semblait, pour une fois, qu’il avait retrouvé un rythme naturel et qu’il allait peut être redevenir comme avant. Soudain, un rire éclatant, grondant, mordant, les rattrapa et les enveloppa d’une honte sordide. Il se retourna et vit un duo de jeunes filles qui les suivaient. Il en entendit une déclarer que cela lui rappelait les épreuves de marche à la télé. Il n’osait plus aborder les filles, il lui semblait qu’elles allaient le rejeter à cause de cette gaucherie animale.

Alain


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