Jérome Pellistrandi revient sur le vol Shenzhou 9, dont il nous avait déjà parlé. Alors que j'avais classé le premier billet sous la catégorie "Chine", je place celui-ci sous la catégorie "espace" : en effet, au-delà du cas chinois, Jérôme décrit le parcours type de la montée en puissance spatiale. Un calcul géopolitique, qui parle de puissance, de territoire (spatial) mais aussi de retombées, aussi bien en termes de fierté populaire que de développement technologique et économique. Le genre de calcul que l'Europe ne fait plus.
O. Kempf
Un bilan du vol chinois Shenzhou 9
Le vendredi 29 juin, la capsule Shenzhou 9 s’est posée sans encombre dans les déserts de Mongolie après un vol de près de 13 jours et sans retenir particulièrement l’attention de nos médias, alors plus préoccupés par le sommet européen de Bruxelles et la question lancinante de l’Equipe de France. A ce jour, 8 taïkonautes ont désormais connu l’espace. Or, pour Pékin, la réussite de ce vol habité a été essentielle et porteuse d’un symbole fédérateur pour tout le pays.
Essentielle, parce qu’elle traduit concrètement la validité des choix effectués en matière de conquête spatiale depuis Deng Tsiao Ping, à partir de 1978, en s’appuyant d’abord sur une collaboration plus étroite avec l’Union soviétique, puis la Russie, acceptant ainsi de renoncer aux principes de l’autarcie technologique chère à Mao, empêchant de fait aux ingénieurs chinois de progresser.
En 1992, la décision est prise de conduire à bien un programme de vol habité. Cela signifiait dès lors l’obligation impérieuse de gagner un niveau technique de fiabilité bien supérieur à celui couramment admis pour les missiles balistiques ou les lanceurs classiques. En effet, un échec lors d’un vol habité est bien plus grave avec le risque réel de perte de l’équipage. Il faut donc mobiliser toutes les compétences et les techniques pour garantir au pouvoir politique, le commanditaire, la garantie de la réussite du projet. Profitant au début de l’aide russe notamment pour la conception du vaisseau proche de celle des Soyouz dont la fiabilité est exceptionnelle, l’industrie spatiale a largement comblé son retard et a su progresser pas à pas, de façon systématique et cohérente, validant chaque phase, quitte à prendre des délais entre deux lancements.
Le premier tir du vaisseau inhabité Shenzhou a lieu en novembre 1999. Trois autres tirs automatiques sont effectués entre 2001 et 2002, selon la même méthodologie que pour les Soviétiques, avec des animaux puis des mannequins. Le premier taïkonaute est mis en orbite le 15 octobre 2003 sur Shenzhou 5 avec un vol de 21 heures, similaire à ceux effectués par l’URSS et les Etats-Unis au tout début des vols habités. Cette durée limitée importait peu pour Pékin, car, ce qui comptait était de pouvoir démontrer au reste du Monde que la Chine était ainsi devenue la troisième puissance capable de mettre en orbite ses propres astronautes avec ses propres moyens. Ainsi, étaient posés tous les jalons techniques dont la sécurité du vol retour. En octobre 2005, soit deux ans après, Shenzhou 6 décolle, avec une nouvelle étape supplémentaire consistant en la présence de 2 hommes à bord. Le vol a duré 5 jours.
A la différence des années soixante où la compétition soviéto-américaine était intense avec un rythme impressionnant de « premières » culminant le 21 juillet 1969, lorsque Neil Amstrong et Buzz Aldrin se posèrent sur la Lune, la Chine prend son temps, exploitant systématiquement tous les résultats, paramètres et enseignements de ses premiers vols. Il faut donc attendre encore 3 ans avant le troisième vol habité, Shenzhou 7, qui a lieu en septembre 2008 avec cette fois-ci, 3 taïkonautes –correspondant ainsi à la capacité normale de la capsule- . Celui comporte une autre nouveauté avec la première sortie extravéhiculaire, démontrant une nouvelle fois, les progrès réalisés. En trois vols habités précédés de quatre tirs sans équipage, Pékin a ainsi montré sa maîtrise des vols élémentaires, en faisant de l’espace le symbole de la réussite du pays et de l’unité du peuple chinois derrière ses dirigeants, au même titre que les jeux olympiques qui s’étaient tenus quelques semaines avant.
Le plan spatial prévoit alors l’assemblage à terme d’une station en orbite basse permettant dès lors une occupation permanente de l’espace à l’instar des Saliouts soviétiques, de Mir et de l’actuelle International Space Station (ISS). L’accélération est alors spectaculaire. Un module simple, le Tian gong 1, est mis en orbite le 29 septembre 2011. Il pèse 8,5 tonnes et offre un volume intérieur de 15 m3. A peine un mois plus tard, Shenzhou 8 est lancé sans équipage et effectue un rendez-vous automatique avec Tian gong 1, confirmant la maîtrise technique de l’amarrage ainsi acquise.
Et de fait, le lancement –annoncé avec beaucoup de propagande- de Shenzhou 9, neuf mois après, illustre bien la progression du programme. Ce dernier vol se caractérise –non pas par la présence d’une femme pilote à bord, permettant de mettre en avant la moitié de la population chinoise à peu de frais-, mais par sa durée, 13 jours, et l’amarrage au module Tian gong, constituant ainsi un embryon de station spatiale, préfigurant les années à venir. En effet, Shenzhou 10 devrait rejoindre d’ici la fin de l’année Tian gong 1 pour un vol plus long. En 2013, Tian gong 2 sera mis en orbite et deux vols de Shenzhou sont déjà annoncés.
Il faut ici souligner l’importance d’une communication très dirigée répondant à des objectifs de propagande définis au plus haut sommet de l’état. Ainsi, il n’est pas question de révéler d’éventuelles difficultés ou problèmes techniques rencontrés lors des vols, à l’exemple des soucis lors de la sortie extravéhiculaire de Shenzhou 7. Mais, à la différence de l’ère soviétique, il devient de plus en plus difficile pour Pékin d’échapper aux « yeux » et aux « oreilles » notamment des Etats-Unis, mais aussi des médias via internet, obligeant de facto à un minimum de transparence de la part des autorités.
Il ne faut pas non plus exclure la dimension militaire du programme qui reste essentielle. Le volet le plus spectaculaire est certes la composition du corps des taïkonautes, exclusivement issus des pilotes militaires –dans la longue tradition des cosmonautes et astronautes, l’ouverture aux spécialistes civils ayant été tardive-. Cependant, cet aspect là n’est pas le plus important. En fait, Shenzhou participe pleinement aux capacités spatiales militaires chinoises. Ainsi, la manoeuvrabilité du vaisseau est à mettre en perspective face aux techniques d’armes anti-satellites. De même, la maîtrise de l’orbite basse est également indispensable pour l’observation spatiale à des fins militaires. Dans la course aux armements que connaît l’Asie, Shenzhou permet donc à Pékin d’être très largement en tête de la compétition, incitant de facto Tokyo et surtout New Delhi à essayer de rattraper leur retard.
En effet, à côté du programme de vols habités, la Chine est aussi très active dans le domaine des lancements de satellites. En 2011, Pékin a procédé à 19 tirs. Avec Shenzhou 9, ce sont déjà 10 tirs effectués cette année. A titre de comparaison, Arianespace a lancé depuis Kourou 5 Ariane V et 2 Soyouz en 2011, soit 7 tirs. Depuis le début de l’année, 3 Ariane V et la première fusée Vega ont décollé depuis la base guyanaise.
Les objectifs chinois sont clairement affichés : une station spatiale permanente à l’horizon 2020 puis le saut vers la Lune à partir de 2025. C’est un délai raisonnable, compatible avec les évolutions technologiques indispensables et les budgets disponibles. Cette « nouvelle frontière » est essentielle pour Pékin car elle va tirer « vers le haut » et dynamiser toutes les industries de point du pays, exactement à l’instar de ce qu’Apollo fut pour les Etats-Unis et dont les fruits ne se sont pas limités au Teflon mais ont contribué à créer la Silicon Valley. Non seulement l’espace peut encore faire rêver, mais il est créateur de puissance, au sens géopolitique, ce qu’un esprit comptable chagrin est incapable de comprendre – et hélas, en Europe, il y en a beaucoup. Certes, Shenzhou ne bouleverse pas les progrès de la science, ne modifie pas en profondeur la vie de la majorité des Chinois, mais, à terme conforte Pékin comme rival direct des Etats-Unis.
Jérôme Pellistrandi