Louis Schweitzer vient de donner à Telos une courte note dans laquelle il reprend l'essentiel du papier qu'il avait publié il y a quelques semaines dans la revue Commentaires sur les hautes rémunérations. Il y développe un approche mesurée et conclue sur ces mots : "certaines pistes méritent d’être explorées : la présence, dans les conseils d’administration des sociétés cotées, d’administrateurs représentant les salariés, à l’image de ce qui se fait en Suède ; ou le régime de droit commun du droit de vote double pour les actions nominatives détenues depuis plus de deux ans qui est aujourd’hui optionnel en France ; ou encore une fiscalité plus favorable pour les bénéfices réinvestis ; ou enfin une limitation de la déductibilité des intérêts payés du bénéfice imposable, limitation qui existe dans nombre de pays européens mais pas en France."
Cela suffirait-il à réduire les hautes rémunérations? à les ramener à des niveaux plus raisonnables susceptibles de réduire ces effets négatifs à long terme des écarts de rémunération entre le monde économique et financier et les mondes de l’université, de la recherche, de l’administration, de la médecine, de la politique ou des arts et lettres que Schweitzer souligne lui-même? Pas sûr. Mais peut-il en être autrement alors qu'il reprend, sans les interroger, les arguments classiques pour justifier ces salaires :
- " l’influence du patron sur les résultats et l’avenir de l’entreprise est essentielle",
- "il n’y a pas un très grand nombre de dirigeants de premier ordre",
- "le dirigeant d’une très grande entreprise à la réussite éclatante peut s’enrichir au même titre que le propriétaire d’une PME qui réussit, qu’un avocat d’affaires talentueux ou qu’un associé d’une firme de conseil ou d’une banque d’affaires",
- "l’existence d’un « marché » mondial des dirigeants, le rôle de firmes de recrutement elles-mêmes mondiales, a contribué à la hausse de ces rémunérations."
Tous arguments éminemment contestables.
L'influence du patron sur les résultats de l'entreprise est essentielle? A voir. On peut trouver quelques exemples de patrons charismatiques, comme Steve Jobs chez Apple, mais ils sont plutôt rares. Idem pour les patrons catastrophiques. On peut surtout s'interroger sur l'influence réelle des patrons dans ces grandes organisations dans lesquelles toutes les décisions ont été au préalable préparées par des équipes de consultants et de collaborateurs. Quel est l'impact réel du dirigeant d'une entreprise automobile sur le choix d'un véhicule, de ce qui fait son succès ou son échec? Et cet impact est-il le même dans toutes les entreprises. Quel est vraiment le rôle du patron dans les bureaucraties industrielles? Il y a quelques années je m'amusais à demander à mes interlocuteurs d'une très grosse entreprise française de me dire combien de temps il faudrait pour que l'entreprise s'effondre dans l'hypothèse d'une mise en sommeil prolongé de la direction générale. Tous convenaient qu'il faudrait plusieurs mois, voire plusieurs années avant que quiconque s'en rende vraiment compte. Comment se fait-il, sur un registre plus sérieux, que l'on réussisse aussi facilement à trouver des successeurs aux patrons les plus admirés lorsqu'ils s'en vont à l'improviste? Les dirigeants s'attribuent volontiers les réussites de l'entreprise qu'ils dirigent et abandonnent aux autres leurs échecs. Louis Schweitzer lui même a refusé d'endosser les difficultés de Renault lorsque Nicolas Sarkozy les lui a imputées (voir ici).
Il n'y a pas un très grand nombre de dirigeants de premier ordre? Je serais tenté de dire qu'il n'y a surtout pas beaucoup de grandes entreprises et que ceux qui sont en place ne veulent pas abandonner leur poste, ce qui peut donner le sentiment qu'il y a peu d'élus. Mais combien de cadres seraient en mesure de prendre la succession de leurs dirigeants si ceux-ci leur laissaient la place? Beaucoup plus sans doute qu'on ne veut bien dire.
Les dirigeants des grands groupes ont bien le droit de s'enrichir au même titre que les propriétaires des PME? Sans doute, à ceci près qu'ils ne prennent pas les mêmes risques. Lorsque le dirigeant d'un grand groupe échoue il part avec beaucoup d'argent. Un patron de PME qui se plante peut tout perdre, cela fait une grosse différence qui justifierait que les bureaucrates à la tête des grands groupes ne s'enrichissent pas autant.
Quant à l'argument sur l'existence d'un marché mondial des dirigeants, il suffit de regarder la composition des directions des grandes entreprises européennes, japonaises, américaines ou chinoises pour se convaincre de son inanité : combien d'Allemands à la tête d'entreprises françaises? d'Américains à la tête d'entreprises chinoises? Pour qu'il en aille autrement, il faudrait que les processus de sélection des dirigeants soient uniformisés or il n'en est rien. Nulle part!
Les très hauts salaires que s'accordent aujourd'hui les patrons, et qu'ils ne s'accordaient pas hier (étaient-ils pour autant de moins bons patrons?) relèvent de la prédation. Tout simplement. Et à ce titre, ils méritent d'être combattus. Et inutile de craindre des catastrophes. On trouvera toujours des gens de qualité pour diriger les grands groupes.