Christian, régulier lecteur et commentateur de ce blogue, a exprimé mieux que je ne saurais le faire l'usage et les limites du voile religieux dans une société laïque et occidentalisée comme la nôtre, en commentaire de mon tout récent billet sur le sujet.
Hop, voilà qui mérite bien une publication :-)
Revenons maintenant à cet article 10. Puisqu'il le faut, faisons un peu de philosophie politique.
Au départ, vous avez des individus, animés par des besoins, des souhaits, des envies, des caprices... bref, par des pulsions individuelles. Ces pulsions sont nécessairement, pour beaucoup d'entre elles, contradictoires d'un individu à l'autre, voire antagonistes. Dès lors, la vie en collectivité nécessite l'instauration de règles qui, tout aussi nécessairement, brideront certaines de ces pulsions ou en tempèreront l'expression. L'ensemble de ces règles forme ce qu'on appelle la loi, et l'état qui en résulte est appelé "ordre public".
La façon dont loi est ordre public sont l'une adoptée et l'autre instauré a varié d'un moment à l'autre et d'une époque à l'autre : tyrannie, démocratie, aristocratie... Ce n'est pas le propos d'en faire l'historique.
Dans le système qui est le nôtre, la loi et l'ordre public résultent d'un consentement mutuel exprimé par l'élection de représentants. Nécessairement, les lois ainsi conçues reflètent un état des mentalités à un certain moment. La loi évolue donc en fonction de cet état des mentalités. C'est ainsi que ce qui a pu paraître choquant à un certain moment pourra sembler admissible quelques années plus tard : divorce, contraception, peine de mort... en sont quelques exemples.
La notion "d'ordre public" est donc une notion absolue, mais dont la manifestation change au cours du temps : dans une même société, ce qui est jugé "contraire à l'ordre public" à un certain moment pourra ne plus l'être à un autre moment.
Si à un moment donné le législateur trouve nécessaire de proscrire certains comportements (je parle en l'occurrence d'un législateur effectivement représentatif du peuple et librement choisi par lui, pas d'une tyrannie - je sais qu'on peut discuter sur la représentativité du législateur, mais là encore cela nous entraînerait en dehors du sujet), c'est que le refus de ces comportements correspond à un état général de l'opinion et pose problème. C'est ainsi par exemple que la cigarette, acceptée ou subie pendant des dizaines d'années, a été proscrite par la loi des lieux publics le jour où l'état général de l'opinion s'était suffisamment retourné contre elle. Le fait de fumer dans un restaurant était devenu "contraire à l'ordre public".
Aujourd'hui, en France, la question du voile est devenue suffisamment clivante et problématique pour qu'il soit devenu nécessaire de faire une loi. Cette loi définit certaines conditions de non-acceptation de certains voiles, soit de façon "forte" (pas de visage masqué dans les lieux publics), soit de façon plus circonstanciée (pas de signe trop visibles d'affirmation religieuse dans certains lieux ou dans le cadre de certaines fonctions). C'est cela qui définit l'ordre public, c'est à dire en somme certaines des normes de comportement et de "vivre-ensemble" que l'état général de l'opinion souhaite voir respectées.
Dès lors, vous voyez que la situation en France n'est nullement en contradiction avec les articles que vous citez.
Cela dit, je n'ai pas le cœur fendu chaque fois que je croise une femme voilée dans la rue. Si vous appelez "voilée" une femme portant un foulard sur les cheveux, j'en croise chaque jour des dizaines, spécialement quand il pleut, à commencer par ma concierge portugaise.
En revanche, lorsque je croise une "Belphégor" enveloppée des pieds à la tête, y compris avec des gants, alors oui, je suis choqué. Je suis choqué parce que, à tort ou à raison, je vois dans cette tenue l'expression d'une doctrine barbare et obscurantiste, que j'associe (à tort ou à raison) à des comportements et à une vision du monde archaïque et inégalitariste. Et tout ce que je peux entendre à propos de la vie dans les pays où cette tenue est majoritaire me conforte dans ce sentiment. Y compris le fait que dans quelques pays cette tenue, non pas choisie mais imposée aux femmes, s'accompagne de lois et de règles qui m'apparaissent elles aussi comme inégalitaristes, archaïques, obscurantistes et barbares.
Donc, le port d'un voile léger ne me gêne pas dans la rue, le port d'une tenue type "Belphégor" me gêne (notez néanmoins qu'elle n'est pas interdite et que je suis bien obligé de l'accepter, que cela me plaise ou non. Ce qui montre que notre société est finalement bien moins contraignante que vous ne le dites.
Maintenant, il reste le cas du voile utilisé comme étendard ou même comme casus-belli pour obtenir autre chose. Il y a, et vous le savez très bien, une réelle volonté de la part de certains groupes d'obtenir l'introduction graduelle d'une exception religieuse dans la loi française, ce qui serait la porte ouverte vers la création de juridictions communautaristes. Ces groupes emploient le foulard comme un cheval de Troie (si j'ose cette image) et utilisent le double discours que j'ai déjà souligné dans un autre commentaire : "Ce n'est qu'un bout de tissu / c'est un symbole essentiel et une partie de mon identité". C'est bien face à ses tentatives qu'il a fallu légiférer. Et c'est bien en réaction à ces tentatives et à ce double discours que nous constatons aujourd'hui un rejet dont témoignent les petites dames de Rue89.