Le piano est un instrument moderne par excellence: notre instrument à nous. Sa voix est précise, rigoureuse. Son aspect même, noir et solitaire (...), son aspect même évoque la nudité, la pauvreté de la tragédie moderne. L'homme a inventé le chien pour la garde et le jeu de l'amitié, il a inventé le piano pour la célébration de la musique terrestre. Les autres instruments, de la viole de gambe aux trombones, se sont compromis sur l'Olympe, sur le Parnasse et dans le paradis des catholiques. Le piano seul s'est gardé pur, immaculé: blanc son clavier, digne des nouvelles prophéties. A lui l'honneur de chanter la singulière musique des villes, les miracles du siècle.
La voix du piano est claire et métaphysique. Instrument de la musique la plus impeccable, la plus aride, la plus spectrale, le piano est le seul instrument qui pouvait introduire la musique - cette vieille dame malade et ombrageuse - dans la compagnie de la peinture et de la poésie, dans le vaste courant du romantisme qui parcourt l'Europe et l'Amérique. Et si cet éloge du piano a été écrit voilà quinze ans, quand le piano s'harmonisait encore mieux qu'à présent à un univers exquisément pianistique, perdrait-il de sa vérité?
On reconnaît l'or dans le feu, ses amis dans l'adversité. On reconnaît également les bons livres à la relecture, les bonnes peintures à la reproduction photographique, les bonnes musiques à l'adaptation pour piano.
Alberto Savinio, Ville j'écoute ton coeur (Gallimard, 2012)
traduit de l'italien par Jean-Noël Schifano