Terrence Davies est considéré par les adeptes de ses films comme un esthète cinématographique, peut-être l’un des plus importants dans le paysage européen actuel, et comme un réalisateur qui refuse les concessions mercantiles et industrielles. Le succès commercial n’est pas toujours au rendez-vous mais la critique et les festivaliers des multiples rencontres de cinéma l’ont généralement accueillis avec enthousiasme. The Deep Blue Sea vient confirmer cette carte d’identité raffinée.
Comme convenu, le métrage dégage une grande force plastique qui se pose d’emblée comme l’une des deux pierres angulaires du métrage. Pourtant, aux premiers abords, la mise en scène n’est pas extravagante. Les mouvements de caméra sont généralement absents et le spectateur pourrait croire qu’il se trouve devant un spectacle purement théâtral où les acteurs se déplacent dans une scène aux différents décors. Il est vrai que le film est avant tout une adaptation d’une pièce. Le titrage présent dès le générique de début vient le prouver. Surtout, le métrage ne se déroule qu’exclusivement en intérieur et même les scènes d’extérieur sont tellement intimistes qu’elles ne provoquent pas de réelle aération de représentation. Il ne faut, bien entendu, pas s’arrêter sur ces considérations futiles et primaires et qui sont évidemment malvenues car la réalisation est faussement simpliste. Elle est, en premier lieu, compensée par une rigueur impressionnante d’un cadre sans cesse travaillé. L’enfermement est clairement le motif récurrent de sa construction. Celui-ci est saturé d’objets en tout genre et la géométrie bâtie sur des bases de meubles, de fenêtres et de portes est physiquement palpable. Elle permet d’insérer parfaitement les personnages dans l’extrême solitude de leurs êtres.
Celle-ci est d’ailleurs étayée par une photographie idoine. C’est l’autre grand trait de mise en scène. L’aspect brumeux, omniprésent, donne une impression de rêverie des personnages, ce qui conforte leurs états d’âme, mais également des spectateurs. On ne sait jamais si ces derniers vivent réellement leurs vies, dans une optique classique de représentation cinématographique, ou si The Deep Blue Sea est une gigantesque métaphore, désincarnée, certes, mais non dénuée d’intérêt, de la condition humaine. Les partis pris représentatifs, dans leurs ensembles, permettent donc de réfléchir pleinement sur les différents statuts des protagonistes.
Pourtant, cette démarche artistique pourra en ennuyer certains. Le rythme n’est pas toujours élevé tant le cinéaste préfère la réflexion et l’introspection à l’action et au dynamisme physique. Une impression de supériorité, pour ne pas dire pédante, peut, également, apparaître car Terrence Davies veut clairement intellectualiser son propos, non provoquer des pures émotions directes et salvatrices mais trop faciles pour le cinéaste. L’utilisation de la musique est du même acabit. En prenant une place parfois trop importante, notamment au début du film, et donnant parfois l’impression d’être sur mixée, elle n’arrive pas à toujours coller aux images. Or, tout semble calculé de la part d’un cinéaste qui ne laisse jamais rien au hasard. Nous sommes donc devant une démarche intellectuelle, troublée par le côté a-symphonique alors que nous aurions peut-être préféré l’élégance et le drame, la linéarité et l’émotion du côté symphonique de la musique classique. Ces choix méritent un temps d’adaptation de la part du spectateur qui doit être flatté d’être pris pour un connaisseur, une personne cultivée et non pour un idiot écervelé.
Terrence Davies est un cinéaste de l’intimité. The Deep Blue Sea convoque effectivement des questionnements essentiels. C’est la deuxième pierre angulaire du métrage. En effet, le scénario nous parle de ce qu’il y a de plus en profond en nous : le sentiment amoureux. Le film plonge à cœur ouvert dans cette trajectoire tout en refusant les clichés rédhibitoires du genre. Nous ne sommes donc pas devant une vulgaire comédie romantique comme le cinéma sait en produire de manière industrielle et caractérisée par un manque absolu de valeur artistique. Au contraire, tout ici sent la passion pure. Les dialogues sont beaux et brillants et permettent de rentrer dans les dédales et les turpitudes des sentiments tant chaque mot est pesé et auréolé d’une profondeur insoupçonnée. La construction, intense et complexe, basée sur des multiples flash backs, est également un parfait outil pour comprendre les tenants et les aboutissants, les différentes strates, les motifs de complexité d’une relation entre un homme et une femme.
Le métrage évoque la culpabilité, le manquement, l’absence mais également la force d’un amour plus fort que tout et la liberté de l’exprimer. Surtout, ce sentiment amoureux permet au personnage principal, et féminin, de se construire une propre identité. Elle n’est plus la femme de son mari, sans cesse accrochée à ses désirs et volontés. Elle n’est plus, non plus, la femme sans poids dans la société, sans cesse accrochée à son statut de « ménagère ». Elle est dorénavant celle par qui elle peut décider de sa vie et y donner un sens. Dorénavant dotée d’un libre-arbitre sentimental qui lui permet de faire des choix amoureux voulus et ressentis, dans un paradoxe fort entre raison et passion, la jeune femme peut simplement exister en tant que telle : une personne adulte consciente d’elle-même, de sa place, de sa force, de sa faiblesse, en un mot, de son humanité. Rachel Weisz qui prête ses traits à cette femme magnifique livre un véritable tour de force, dans une personnalité à la fois douce et déterminée. Mais le film ne s’arrête pas là. En effet, il peut prendre une tournure plus sociétale. En agissant ainsi, ce personnage rompt complètement avec les codes et les valeurs de son époque car elle sent bien que son âme, son cœur, son corps ne peuvent plus tenir dans un cercle aussi fermé. Elle est bien libre d’aimer, et donc d’être qui elle veut, et tant pis pour les affreux qui préfèrent la force d’une apparence à la noblesse d’un sentiment.
The Deep Blue Sea est un film qui sort des sentiers battus par sa remarquable complexité. Surtout, il est d’une exigence folle et vient prouver une conscience cinématographique rarement vue cette année. Le métrage se pose alors comme l’un des meilleurs sortis ces derniers mois et entre en piste pour le palmarès final de 2012.