Pour traiter du snobisme, j’ai un instant songé à élaborer un petit questionnaire, du genre de ceux qu’on trouve dans la presse féminine. Un test : êtes-vous snob ?
Mais je ne le ferai pas, ce ne serait pas sérieux. Peut-être amusant, mais trop peu sérieux. Mais trop peu sérieux pour qui, pour quoi ? Ce “peu de sérieux”, serait-ce autre chose que l’expression mal cryptée d’un mépris du goût populaire, du goût des bonne-femmes ? Alors, cette censure que je m’applique à moi-même relèverait déjà d’un certain snobisme.
Tentative de cerner le personnage
La figure du snob est susceptible de quelques variations. Lorsqu’on a commencé à employer le mot (XIXe siècle, Grande-Bretagne), on s’en servait pour désigner les classes bourgeoises désireuses de se hisser à la hauteur de l’aristocratie. “Snob” serait peut-être la contraction du latin sini nobilate (“sans noblesse”). Le snob comme piètre copie de la noblesse authentique (le “nob”). C’est à l’écrivain W. M. Thackeray qu’on doit la popularisation de l’expression, avec son fameux Book of Snobs (by One of Themselves), publié en 1848. Mal défini, le snobisme conserve au fil de son histoire les connotations péjoratives de la posture, du mimétisme servile et de la superficialité. Tout en surface.
Le snob entretient des attitudes exagérément élitistes, à défaut d’incarner des valeurs véritablement originales ou avant-gardistes. On parle aujourd’hui du snob comme d’un personnage plus soucieux d’adapter ses goûts à la pointe de la mode du jour, que de découvrir en lui-même ce qu’il pourrait réellement apprécier. L’une des formes par excellence du snobisme, c’est le “parisianisme”, propre aux bobos hauts-de-gamme du centre de la capitale (et culminant chez le Germanopratin). Le Parisien est snob, dit-on. Exagérément consacré à cultiver son “chic” et à se tenir informé de ce qui passe pour “géniaaal” aux yeux des critiques. Tout, chez lui, concourt à la falsification :
Son attitude : bien qu’il sache être poli quand les circonstances s’y prêtent, le snob fait peu d’effort pour dissimuler son mépris des êtres inférieurs, en revanche, il se révèle particulièrement obséquieux avec les castes qu’il juge supérieures. Mais il ne se sent vraiment à l’aise que parmi ses semblables. Il lui arrive de penser que ses moues hautaines lui confèrent le charme d’une secrète profondeur… mais le vulgaire reste le vulgaire : s’obstinant à n’y voir qu’une insigne pédanterie.
Ses tenues vestimentaires : ne sort habillé qu’en fonction du dernier cri ; même ses pyjamas sont de marques très en vue ; son apparence provoque ainsi l’effet le plus tranché : soit la vive admiration du connaisseur, soit le comble du ridicule – et je ne dis rien de ses coupes de cheveux, domaine où les mots me manquent.
Sa culture littéraire : le snob a-t-il réellement lu Détruire, dit-elle ? bien qu’il croie pertinemment savoir que ce livre demeure préférable à n’importe quel roman zolien. Sait-il que paraissait autrefois L’Acéphale ? bien qu’il mette tout son soin à citer Bataille plutôt que Mauriac ou Pagnol.
Sa culture artistique : il n’aime que les films porté aux nues dans Le Monde ou dans les Cahiers ; du moins est-il prêt à une certaine ascèse, prêt à affronter l’ennui le plus mortel, pour le chic de contempler une obscure production mexicaine dont on dit le plus grand bien : deux actions et trois paroles pour deux heures quarante-cinq minutes. L’ennui est un prix qu’il sait payer pour n’être pas compté parmi les foules avides de superproductions hollywoodiennes, qui n’ont d’autre but qu’un plaisir facile, et coupable parce que facile. De même, “vibre”-t-il réellement devant l’installation d’une immense boule noire au Palais de Tokyo ? Je veux dire, ressent-il réellement quelque chose d’autre que de l’indifférence, même après avoir lu la notice, où l’on explique à quel point cette boule noire se veut fascinante, soulevant l’énigme archi-originaire de sa position dans l’espace et le temps ?
Ses idées politiques et philosophiques : que pense-t-il ? Très difficile de savoir. Pense-t-il seulement ? Difficile de savoir aussi. Il serait plutôt de gauche, parfois très à gauche, au sens où les Inrocks lui ont appris à ne rien supporter de la droite. Pour autant, il n’est pas le dernier mécontent des augmentations d’impôts, et il n’accorde volontiers son aide qu’à ses semblables, ses confrères snobs, sous forme de pistons dont nul, dans son milieu, n’aurait vraiment besoin. On le chercherait en vain dans les associations d’aide aux sans-abris, mais on le trouve parfois, quand il est encore jeune, hanter les rangs dé-peuplés du Front de Gauche, peu de temps avant de virer PS. En fait, on ne peut pas dire que le snob soit foncièrement de gauche, parce que la politique ne l’intéresse pas réellement (peu de choses, à vrai dire, l’intéressent réellement). En outre, il sait quelles sont les figures intellectuelles qu’il convient d’évoquer dans son milieu – Lacan, Barthes, Derrida : sainte trinité de l’intellect snob – inutile bien sûr de les avoir lus (trop compliqués d’ailleurs). Par sa capacité presque animale à humer l’air du temps, il sait qu’il faut opter en faveur de la déliquescence et du désordre : opter en faveur d’un nihilisme d’élite qui ne dit pas son nom. Mais nihiliste, le snob l’est moins par conscience que par essence.
Et moi ? (et vous ?)
Cette tentative de dresser un portrait idéal du snob (son archétype ou, suivant l’expression philosophiquement consacrée : le snob en tant que snob), rencontre bientôt ses limites. Le pur snob, le cas-limite dont il est question, demeure un phénomène plutôt rare. Et le croquant ainsi, s’agit-il simplement de s’en exempter ? Le snob hyperbolique dont je dresse le portrait, en quoi me regarde-t-il ? Ma position d’observateur, cette distance que je m’octroie, m’autorisent-t-elles au sentiment d’être “meilleur” ? Un peu vite justifié de mon non-snobisme, au prétexte que j’en recense les travers. Le snob se caractérise comme un irrémissible prétentieux. Dès lors, de quel ordre serait une prétention au méta-snobisme ? La prétention de ne pas être snob et plus encore, la prétention qui rabaisse le snob à ce statut dérisoire : celui d’un être intégralement compréhensible.
La question du snobisme n’est pas si régionale qu’elle peut paraître au premier abord. Elle ouvre à des ressources trop peu exploitées, propres à clarifier certains des lieux les plus critiques de notre époque. Le snobisme ne se laisse pas figer dans la définition d’un snobisme paroxysmique. Et quant à moi, il ne me regarde pas tant au sens où il me serait insupportable, ni au sens où il me fournirait l’occasion d’un rire dont le snob lui-même envierait l’apparente hauteur. Il me regarde en ce que plusieurs conditions réunissent en moi le terrain propice au snobisme le plus dur. Parisien depuis toujours, j’aime à fréquenter le centre de Paris. Cultivé, je nourris des goûts littéraires et artistiques volontiers élitistes. Intellectuel, mes opinions paraîtront trop subtiles, mes auteurs trop obscurs. Tout cela, bien que ne relevant pas d’une mimétique de surface (puisque mon amour et mon investissement y sont sincères), ne participe-t-il pas, malgré tout, d’un certain snobisme ? Du moins, tout cela n’alimente-t-il pas la propension de ma personne à quelque snob-attitude, plus ou moins assumée ?
Quand on me demande ce que je pense de tel film, de tel auteur, ou de tel sujet de société, souvent j’affiche mon dédain : trop populaire, trop vulgarisant. Mais qu’est-ce que traduit ce dédain, sinon l’expression de mon propre snobisme ? En soi, le populaire et le vulgarisant ne mériteraient peut-être pas d’être si aisément balayés d’un revers de sourcil. Peut-être mériteraient-ils l’explicitation d’une réelle critique, justifiée par de vraies raisons, ou à défaut, la suspension du jugement. Car la question du snobisme met au jour la question plus ancienne de la faculté de juger. Le snobisme, très présent dans les sphères médiatiques et les sphères de pouvoir, actualise la question du jugement et de sa portée sociologique. Peut-on porter un jugement spontané, ordinaire, autrement que par mimétisme ? Et si le snobisme se caractérise comme une forme extraordinairement développée – poussive – de mimétisme, que nous apprend-il sur les instances idéologiques et morales qui nous gouvernent en sous-bassement ? Il serait très utile, à cet égard, de mener une généalogie du snobisme, ou de déconstruire la notion.
Déconstruire la représentation du snobisme comme qualifiant péjoratif, d’abord. Ce qui, dans la figure du snob, nous apparaît outrancier, grotesque, insupportable, ce qui nous y affecte, ainsi, laisse entrevoir, par contraste, ce que nous tenons pour convenable, moralement acceptable. Quand nous désignons quelque chose (une oeuvre, un goût) ou quelqu’un comme “snob”, nous signifions par là son inconvenance. Il ne convient pas d’être snob, parce qu’a contrario, et a priori, il faut tendre à une authenticité maximale, et se préoccuper le moins possible de l’apparence, du goût des autres et du qu’en-dira-t’on. Sous la dénonciation du snobisme persiste un ordre moral très classique – avec toute son échelle de valeurs et de dévaluations -, et vis-vis duquel, si nous en tirions l’ultime conséquence, le snob finirait presque par apparaître comme une grande figure de la subversion. Un retournement tout de même bien improbable !
Réhabilitation (très) partielle du snobisme
Une fois n’est pas coutume, mais la question est d’une complexité telle qu’elle nous oblige à la plus grande pondération. Disons donc ceci (qui pourrait tenir lieu de conclusion pour une dissertation scolaire, synthétique) : le snobisme, au sens purement péjoratif, tient d’un mauvais usage des vertus propres à l’élitisme. L’absence d’un authentique engagement, chez le snobinard (la version caricaturale du snob ordinaire), aura pour effet de desservir les causes les plus nobles : celles d’une exigence intraitable de qualité, de novation et de talent. Le snobinard, singeant à grand’peine son modèle, nuit à la réputation de ce dernier. Sa pauvreté morale et l’appât du mondain, chez lui, recouvrent ce qui, du point de vue de l’exigence élitiste, demeurerait réellement estimable.
A revers, l’élitisme semble impliquer, presque nécessairement, un certain usage du snobisme, suffisamment modéré ou suffisamment amorti par l’authenticité de l’engagement. Le rejet spontané de telle ou telle forme de culture populaire et de la vulgarisation peut s’avérer plus d’une fois salutaire. L’élitisme, en ce sens, résiste à la culture de masse que les cyniques praticiens du néo-capitalisme planétaire s’échinent à nous imposer. Par exemple : comment découvre-t-on un auteur difficile, très peu lu, tout à fait consacré à son art et hanté par les questions les plus graves, sinon parce que nous y a mené, un jour ou l’autre, une sorte de curiosité snob ? Parce que cet auteur a bonne réputation auprès de quelques uns, que nous considérons comme des modèles d’exigence, des élites ? Pire que naïf de croire que notre jugement puisse atteindre une autonomie préservée de toute influence. D’où l’idée d’un bon usage du snobisme, tant que cet usage ne devient pas celui d’un habitus automatisé. D’autant que le snobisme ouvre aux questions du jugement, du mimétisme et de l’habitude, c’est-à-dire, plus fondamentalement, à l’énigme du rapport où se nouent condition sociale, vérité et liberté.
Et quel lecteur se sera montré snob au point de négliger a priori l’importance de la question ?