EXTRAIT DE “A L’IMAGE DE L’HOMME”
Trop différente de nous. Trop
hors de portée de l’appel
ou du signal de retour.
Anéantie même
douceur et tourment
du souvenir et de la différence.
D’au-delà de toute mesure
humaine il nous regarde,
cet âge qui fut souverain,
pétrifié par sa distance
soustrait par l’oeuvre du temps
au temps et au changement.
Ô ère qui es la nôtre
et qui te fossilises peu à peu,
fais-moi sortir du ventre
de ton dur monument
comme chenille, comme chrysalide dans le vent.
L’après, le plus, doit venir à l’aide.
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QUE DE VIE
« Que de vie ! » une voix aiguë d’enfant s’élève
là où une foule d’oiseaux arrachés à leur gazouillement de branche en branche
s’enfuit dans l’effeuillement du bois sous le froid contre jour,
trace un sillage de plumes et de cris, abandonne les phrases brisées
d’un discours qui achoppe, fête
et fuite, tandis que des hommes à l’affût
en préparent le massacre ; “que
de vie !” répètent des derniers, ces plus lumineux battements d’ailes
sur toute la broussaille entre mer et marais […]
car on ne perçoit jamais la vie
si fort qu’au moment de sa perte.
Mario Luzi, « Du fond des campagnes », L’Incessante Origine, Flammarion, 1985, pp. 112-115.
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NATURE
La terre et à elle accordée la mer
et partout au-dessus, une mer plus joyeuse
à cause de la rapide flamme des moineaux
et du trajet
de la lune reposante, et du sommeil
des doux corps entrouverts à la vie
et à la mort dans un champ ;
à cause aussi de ces voix qui descendent
s’échappant de mystérieuses portes, et bondissent
au-dessus de nous comme des oiseaux fous de revenir
en chantant au-dessus des îles originelles :
ici, se préparent
un grabat de pourpre et un chant qui berce
pour celui qui n’a pu dormir,
si dure était la pierre,
et si tranchant l’amour.
Mario Luzi, La Barque in Prémices du désert, Gallimard, Collection Poésie, 2005, p. 69.
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“A la vie”,
Amis, depuis la barque on voit le monde
et en lui une vérité qui s’avance
intrépide, un soupir profond
qui va des estuaires jusqu’aux sources ;
la Madone aux yeux transparents
descend lentement à la rencontre des mourants,
recueille la somme de la vie, des douleurs
les désirs cachés depuis des années, sur la face humide.
“A la vie”, dans Prémices du désert. Poèmes 1932-1956, Gallimard, Poésie, 2004, traduit par Jean-Yves Masson et Antoine Fongaro, p. 60
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De la tour
Cette terre grise lissée par le vent dans ses croupes,
dans son galop vers la mer,
dans sa ruée de troupeaux sous les dômes
et les contreforts de l’intérieur, vue
dans le vertige depuis les glacis, file
la lumière, file de mystérieuses années-lumière,
file un seul destin de multiples façons,
dit : « regarde-moi, je suis ton étoile »
et en cet instant s’enfonce plus profond
dans le cœur l’épine de la vie.
Cette terre toscane nue et pure
où court la pensée de celui qui reste
ou qui, issu d’elle, s’en éloigne.
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Mario Luzi : “Prémices du désert”
Ce volume reprend les six premiers recueils de poèmes publiés par Mario Luzi, de «La Barque» (1935) à «Honneur du vrai» (1957), dans la version définitive que l’auteur en a donnée en 1960. C’est par la volonté de l’auteur que ces six livres forment un tout, qui correspond à la première période de son œuvre : celle qui a fait de lui le chef de file de la génération de poètes nés autour de 1914 et qui ont assuré la relève de la génération d’Ungaretti et de Montale.
On peut suivre ici l’itinéraire d’un jeune poète né dans un milieu rural encore traditionnel, en Toscane, dans une campagne demeurée pratiquement inchangée depuis Virgile, élevé sous le signe d’une foi religieuse représentée par la figure familière et bienveillante de la mère. À cet univers «idyllique» de «La Barque» (recueil salué dès sa parution comme riche de promesses) succèdent rapidement des poèmes plus âpres, plus sombres, où se lisent les années du fascisme, l’angoisse de la guerre, et une crise existentielle violente qui vient ébranler la confiance dans les cadres religieux. Pour restaurer sans naïveté une forme d’harmonie avec le monde, Mario Luzi s’engage alors sur une voie qui l’éloigne de la relative obscurité de certains de ses textes des années 40 pour l’amener à une poésie plus simple, de forme plus ouverte, soucieuse avant tout de trouver le ton juste pour dire la noblesse des humbles, la beauté des gestes quotidiens, et, selon le mot de Rilke dont il est souvent si proche, pour «apprendre à voir», avec pour modèle l’art des peintres siennois du Moyen Âge.
Né en 1914, mort le 28 février 2005, Mario Luzi est considéré comme l’un des plus grands poètes italiens du XXe siècle. En plus de son œuvre poétique, traduite à ce jour dans une trentaine de langues, il est l’auteur de pièces de théâtre, de proses autobiographiques et de nombreux essais sur la poésie européenne. Il a enseigné la littérature comparée aux universités d’Urbino et de Florence jusqu’en 1981. À noter que l’on trouvera ici la première chronologie de la vie et de l’œuvre de Mario Luzi accessible en français