Pourtant demeure, sous la brillance de tels apparats, le problème propre à notre temps. Dans ce temps où rien ne dure, où rien de valable ne subsiste comme tel – sans se laisser, un jour ou l’autre, happer par l’inauthenticité du merchandising -, une interrogation inquiète se fait jour, quant à la date de péremption. Et cette question de date porte avec elle, évidemment, la question plus générale du sens. Dans un temps où tout temps est compté suivant les fluctuations des cours monétaires, l’invitation à la résistance demanderait le préalable d’une réflexion de fond. Le temps d’une maturation qui, déjà, assiste impuissante aux premiers signes de détérioration de la chose visée. La chose telle qu’elle se caractérise par l’urgence. Car résister, cela demande l’immédiateté d’un engagement dans le vif. L’appel d’un agir qui ne souffre aucun délai. Réfléchir, cela veut dire qu’il est déjà trop tard. Résister suppose d’agir, immédiatement, ou rien.
Précisons encore que la résistance, au moins dans notre esprit, se donne comme vertu, comme le principe d’un agir nécessairement louable (au sens de l’éthique aristotélicienne). Positive, elle s’oppose au vice de la compromission autant qu’aux sombres perspectives de la résignation. Elle s’oppose à toute forme de lâcheté. Vertu héroïque et vivante, capable de rendre à sa plus haute dignité le plus “ordinaire” des hommes (si tant est qu’un tel homme existe). Elle ne se confond pas pour autant à n’importe quelle forme d’engagement contestataire : avant-garde ou réaction : elle transcende leur dichotomie. Résister, c’est répondre à un appel dont la voix porte à la fois la gravité et la force d’un motif universel. On ne s’engage en résistance qu’à la condition d’être saisi, requis de tout son être, par l’impérieuse injonction : “il faut” : Il faut résister ! Il le faut dès à présent !
Plus la situation s’avère critique, et plus l’engagement en résistance acquiert de signification. La seconde guerre mondiale nous l’a bien fait savoir. En période de guerre, résister veut souvent dire : résister au camp des conquérants, au camp des barbares. A l’indiscutable ennemi. Le champ du conflit militaire restreint le champ des possibilités au profit d’un choix clairement binaire. Mais maintenant ? Dans la situation qui est la nôtre. Y a-t-il ou non lieu de résister ? Et à qui, ou à quoi ?
Notre époque assume ses guerres, dévoile ses camps, mais de manière tellement indirecte – tellement médiatisée – que rien n’y sait être moins clair. Critique, nous croyons tous savoir que la situation l’est. Mais jusqu’à quel stade ? On a peine à le mesurer. A l’égard de quoi ? On ne sait quel domaine de la vie échapperait encore à la crise. A cause de qui ou de quoi ? Trop de vues croisées, toutes autant synoptiques et contradictoires, brouillent l’espoir de déceler cette unique provenance. Le terme de “crise” s’emploie d’une façon qui ne pourrait être plus équivoque. Toutes les conditions sont réunies pour que résonne ce “il faut” qui engage à résister, mais en même temps, l’intention de résistance semble conduite, inéluctablement, à se heurter à l’impasse de son propre mouvement. Comme si la brèche laissait voir, à quelques mètres à peine, le mur d’une clôture plus rigide encore. Trop de textes, trop d’idées, bref, trop d’histoire impliquée dans cette affaire. Jusqu’au point où, sans que rien ne sauve la mémoire, l’oubli même semblerait condamné.
Résister, il le faut. Mais le peut-on encore ? Je veux dire, peut-on résister ici et maintenant sans tomber dans une parodie de résistance, ou dans l’usurpation du mot, au nom de je-ne-sais quel égarement, de je-ne-sais quelle lubie – ce qui serait, ou bien le comble du ridicule, ou bien la pire des immoralités. A quoi faut-il résister ? Notamment, puisqu’il en est le plus souvent question, le paysage politique français offre-t-il une configuration suffisamment sérieuse pour que nous trouvions, comme jadis, à y tracer de nettes lignes frontalières ? On peut craindre que non. Lapidaire, cette réponse n’en resterait pas nécessairement lettre morte. Elle peut déjà indiquer l’essor d’une résistance encore mal identifiée. Car le paysage politique actuel ne se confond pas à la question du politique en tant que tel, et loin de s’y confondre, semble s’en être par trop écarté. D’où la remise au jour de la question politique comme forme de résistance embryonnaire, à opposer au pouvoir politique tel qu’il s’exerce effectivement (comme l’opposition à ses “sphères”, i.e. à ses manières immorales et inauthentiques de se configurer). Mais le politique ainsi compris n’épuise pas à lui seul la dimension de la résistance. Ce n’est pas là, exclusivement, qu’il faut résister. Sans quoi notre intention se heurterait à l’impasse déjà évoquée : en l’occurrence, celle d’une confrontation idéologique, plus ou moins spectaculaire et toujours sans issue (perpétuellement réitérée, re-produite, comme une mise en scène ou comme une parodie, où chaque parti-pris ne vaudrait pas plus que le divertissant jeu d’un acteur attendu). L’histoire ne nous aurait rien appris.
Ce à quoi il faut résister, c’est à l’engloutissement du tout dans le néant des valeurs interchangeables. Mais si tout, de fait, se trouve déjà en passe d’engloutissement, résister devient l’étrange synonyme du retrait, du secret, d’un amour de la crypte. Paradoxal, évidemment, puisque ce retrait ne serait pas de résistance s’il s’agissait d’un pur et complet retirement. C’est un retrait lourd de sens, un retrait dé-voilant. Retrait apocalyptique et justifié au principe : s’il faut résister, c’est au tout, à tout ce qui se laisse engloutir. Retrait où se réserve celui qui se retire, afin de préserver ce qu’il retire, et afin de ne pas s’exposer inconsidérément aux coups de l’ennemi généralisé. Paranoïaque peut-être, comme l’est toujours la condition résistante (on se souvient des condamnations à mort, parfois injustes, prononcées par les autorités de la résistance au moindre soupçon, dans le climat de la France occupée – René Char se souvient, avec douleur, avoir dû lui-même accomplir cette sale besogne), mais surtout : résistance au sens plein du terme : au sens où résister veut dire : se maintenir en position offensive/défensive, debout face au désastre, et rester prêt à tout pour le contrer. Prêt à renoncer à ce qui, en temps normal, serait le plus important. Prêt à changer de cap, quand le danger devient trop imminent.